[61]
[Quelqu'un]
demande: "Lorsque nous entendons parler de l'Inde et de la Chine du
passé et du présent, il y a ceux qui
réalisèrent l'état de
vérité en
entendant le son d'un bambou, ou qui ont clarifié l'esprit
en
voyant la couleur des fleurs [94]. De plus, le grand
enseignant Çâkyamuni a fait
l'expérience de la vérité en voyant un
étoile brillante, le vénérable Ananda [95]
a
réalisé le Dharma lorsqu'un mat à
drapeau du
temple est tombé, et ce n'est pas tout: parmi les cinq
lignées qui suivent le Sixième Patriarche
[96],
nombreux sont ceux qui ont clarifié l'état mental
sous
l'influence d'un seul mot ou d'un demi-verset. Avaient-ils tous, sans
exception, poursuivi la
vérité en s'asseyant en zazen?"
Je dis: Il nous
faut savoir que ces gens
du passé et du présent qui ont
clarifié l'esprit
en voyant des formes et qui ont réalisé la
vérité en entendant des sons étaient
tous exempts
du moindre doute dans leur quête de
vérité, et
juste au moment présent, il n'y avait pas de
seconde
personne.
[62]
[Quelqu'un]
demande: "En Inde eet en Chine, les gens sont dès l'origine
non-affectés et droits. C'est d'être au centre du
monde civilisé qui les fait ainsi. Par
conséquent, quand on leur enseigne le Bouddha-Dharma, ils
comprennent et entrent très vite. Dans notre pays, depuis
les temps anciens, les gens ont eu peu de bienveillance et de sagesse
et il nous est difficile d'accumuler les semences de la droiture. C'est
d'être les sauvages et les barbares [97]
[du sud-est] qui nous
fait ainsi. Comment ne pas le regretter? Qui plus est, les gens qui ont
quitté le domicile dans ce pays sont inférieurs
même aux laïcs de ces grandes nations; c'est toute
notre société qui est stupide, et nos esprits
étroits et petits. Nous sommes profondément
attachés aux résultats de l'effort intentionnel,
et nous aimons ce qui est superficiel. Des gens pareils peuvent-ils
s'attendre à faire l'expérience du Bouddha-Dharma
directement, même en s'asseyant en zazen?"
Je dis: Comme vous
dites, les gens de ce paysne sont pas encore universellement
bienveillants et sages, et certains sont même tordus.
Même si nous leur prêchions le Dharma correct et
droit, ils transformeraient le nectar en poison. Ils tendent
aisément vers la gloire et le profit, et il leur est dur de
dissoudre leurs illusions et leurs attachements. D'un autre
côté, pour faire l'expérience et entrer
dans le Bouddha-Dharma, on n'a pas toujours besoin d'utiliser la
sagesse mondaine des êtres humains et des dieux en
tant que récipient pour la transcendance du monde [98].
Lorsque le Bouddha
était dans [le] monde, [un vieux moine] fit
l'expérience du quatrième effet [lorsqu'il fut
frappé] par une balle [99],
et [une
prostituée] clarifia le grand état de
vérité après avoir revêtu un
kasaya [100]; tous deux
étaient des personnes obtuses, des
créatures stupides et idiotes. Mais aidées par
une foi juste, ils eurent les moyens d'échapper à
leurs illusions. Dans un autre cas, une dévote en train de
préparer le repas de midi découvrit
l'état de réalisation en voyant un vieux bhiksu
stupide [101] assis en silence.
Cela ne dérivait pas de sa
sagesse, ni d'écrits, de mots ou de discours; elle ne fut
aidée que par sa juste croyance. De plus, ce n'est que
depuis quelque deux-mille et quelques années que les
enseignements de Çâkyamuni se sont
répandus à travers les trois-mille mondes. Les
pays sont de plusieurs sortes; toutes ne sont pas des nations de
bienveillance et de sagesse. Comment tous les peuples, de plus,
pourraient-ils posséder l'intelligence et la sagesse,
l'acuité [de l'ouïe] et le clarté [de
l'oeil]? Mais le Dharma correct du Tathâgata est
dès l'origine pourvu d'une impensablement grande vertu et
grand pouvoir, et donc, quand le temps arrivera, il se
répandra dans ces pays. Lorsque les gens ne font que
pratiquer dans la croyance juste, les malins comme les stupides
accèdent à la vérité. Juste
parce que notre nation n'en est pas une de bienveillance et de sagesse
et que les gens ne sont pas très fins, ne signifie pas qu'il
nous soit impossible de saisir le Bouddha-Dharma. Mieux encore, tous
les êtres humains disposent des bonnes semences de
prajña en abondance. Il est simplement possible que peu
d'entre nous aient directement fait l'expérience de
l'état, ce qui serait la raison pour laquelle nous sommes
immatures à le recevoir et à s'en servir.
[65]
Les questions et réponses qui
précèdent sont allées et venues, et
l'alternance entre public et conférencier fut
désordonnée. Combien de fois ai-je
été la cause qu'existent des fleurs dans l'espace
sans fleurs? [102] D'autre part,
le principe fondamental de rechercher
la vérité en s'asseyant en zazen n'avait jamais
été transmis dans ce pays; quiconque aurait
espéré le connaître aurait
été déçu. C'est pourquoi
j'entends rassembler les quelques expériences que j'ai
faites à l'étranger et consigner les secrets d'un
maître éveillé [103],
pour que tout
pratiquant qui en aurait le désir puisse les entendre. de
surcroît, il y a des normes et des conventions pour les
monastères et les temples, mais je n'ai pas le temps de les
enseigner maintenant, et il ne faut pas [les enseigner] dans la
précipitation.
[66]
En général, il a été
très heureux
pour notre pays que, même situés à
l'est de la Mer
du Dragon et séparés par des nuages et du
brouillard,
à partir environ des règnes de Kinmei [104] et de Homei
[105], le Bouddha-Dharma de
l'Ouest se soit répandu vers nous,
à l'est. Cependant, la confusion s'est multipliée
sur les
concepts et les formes et les faits et circonstances,
dérangeant
ainsi la situation de la pratique. Maintenant, comme nous nous
arrangeons avec des robes rapiécées et des bols
recollés, liant de la paille pour pouvoir nous asseoir et
nous
entraînant auprès des falaises bleues et des
rochers
blancs, l'affaire de l'état ascendant de bouddha devient
immédiatement apparent et nous maîtrisons
rapidement
la grande affaire d'une vie de pratique. Cela n'est que le
décret de [la montagne de] Ryuge [106]
et le legs du [mont]
Kukkutapâda [107]. Les
formes et les normes pour s'asseoir en
zazen peuvent être pratiquées en suivant le Fukan-zazengi que
j'ai compilé à l'ère Karoku [108].
[68]
Maintenant, en répandant l'enseignement du Bouddha
à
travers toute une nation, nous devrions, d'une part, attendre le
décret royal, mais d'autre part, lorsqu'on se rappelle
l'héritage du Pic du Vautour, les rois, nobles, ministres et
généraux maintenant manifestés dans
des centaines
de milliers de kotis de royaumes ont tous accepté avec
gratitude
le décret du Bouddha et, sans oublier le but originel de
leurs
vies précédentes de garder et de maintenir
l'enseignement
du Bouddha, ils sont nés. [Au sein] des
frontières de
l'étendue de cet enseignement, quel lieu pourrait bien ne
pas
être une terre de Bouddha? C'est pourquoi, lorsque nous
voulons
disséminer la vérité des patriarches
bouddhistes,
il n'est pas toujours nécessaire de choisir un endroit
[particulier] ou d'attendre pour des circonstances [favorables]. Nous
contenterons-nous aujourd'hui de nous considérer comme le
point
de départ? C'est pourquoi j'ai assemblé ceci et
je le
laisserai pour les sages maîtres qui aspirent au
Bouddha-Dharma
et pour le courant sincère des pratiquants qui souhaitent,
comme
des nuages errants ou des herbes aquatiques
éphémères, explorer l'état
de
vérité.
Shôbôgenzô
Bendôwa
Jour de la mi-automne, [dans la troisième
année de] Kanki.
[109]
Ecrit par le çramana
[110]
Dôgen, qui alla en [Chine] Song et
reçut la transmission du Dharma.
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Notes:
90- SOKUKO-KAN-IN.
SOKU est le nom du moine. KO
est un honorifique utilisé pour les prêtres comme
pour les laïcs, équivalent approximatif du
san en
japonais moderne. KAN-IN ou KAN-SU est l'un des six postes principaux
au sommet de la hiérarchie d'un grand temple. [retour]
91- Maître
Hôgen Bun-eki (885-958), successeur de maître Rakan
Keishin
et fondateur de l'école Hôgen, aujourd'hui
éteinte.
[retour]
92- GAKUNIN no JIKO. GAKUNIN, étudiant,
est utilisé par un étudiant pour parler de
lui-même. JIKO signifie "soi-même". La question de
Soku
était donc "Que suis-je?" [retour]
93- BYODO-DOJI. BYO ou
HEI est le troisième signe du calendrier, lu en
prononciation japonaise comme hinoe
ou "grand frère de feu". JO ou TEI est le
quatrième signe du calendrier, lu en japonais hinoto ou
"petit frère de feu". Ces mots, "les enfants de feu viennent
chercher du feu" suggèrent un effort réel de la
part d'un
pratiquant pour poursuivre ce qui est déjà
là.
DOJI signifie enfant. [retour]
94- Ces exemples de
maîtres bouddhistes qui réalisent la
vérité sont rapportés en
détail dans le chapitre Keisei-sanshiki du
Shôbôgenzô. [retour]
95- Maître Ananda
était le second patriarche en Inde -- le successeur de
maître Mhâkâçyapa. [retour]
96- Maître
Daikan Eno. [retour]
97- BAN-I. Au centre de la civilisation,
la Chine supposait l'existence de quatre groupes de barbares autour
d'elle. Ceux-ci comprenaient les NANBAN, les sauvages du sud, et les
TO-I, les barbares de l'est. Les mots "sauvages et barbares"
suggèrent donc les peuples qui vivent au sud et à
l'est de la Chine, y-compris les Japonais. [retour]
98-
On peut interpréter SHUSSE par soit "transcender le monde
séculier", soit par "se manifester dans le monde". Dans ce
dernier usage, les mots signifient généralement
devenir le maître d'un grand temple.
[retour]
99- Un jeune moine voulut faire une
blague à un vieux moine stupide qui vivait dans l'ordre du
Bouddha. Il conduisit donc le moine dans une pièce sombre et
le frappa avec une balle, en lui disant: "Vous venez d'avoir le premier
effet." Il le frappa une seconde fois en disant:
"Vous venez d'avoir le
second effet." Puis il le frappa une
troisième fois en disant: "Vous venez d'avoir le
troisième effet." Finalement, il le
frappa une dernière fois et dit: "Vous venez d'avoir le
quatrième effet." Mais
étrangement, lorsque le vieux moine ressortit de la
pièce sombre, il avait réellement fait
l'expérience du quatrième effet. SHIKA, le
quatrième effet, fait référence
à l'état d'arhat,
c'est-à-dire l'état ultime
du bouddhisme. [retour]
100- L'histoire d'une
prostituée qui revêt un kasaya (la robe
bouddhique) pour plaisanter est rapportée au chapitre Kesa-Kudoku.
[retour]
101- Moine bouddhiste.
[retour]
102- Ici KUGE, "des fleurs dans
l'espace", représente des images abstraites par opposition
à la réalité. [retour]
103- Maître
Tendô Nyôjô. [retour]
104- 539-571. [retour]
105- 585-587. [retour]
106- Maître
Ryuge Koton (835-923), successeur de maître Tôzan
Ryôkai, vivait sur le mont Ryuge et composa plusieurs
poèmes faisant l'éloge de la beauté de
la nature. [retour]
107- Maître
Mahâkâçyapa, successeur du Bouddha, est
dit être mort sur le mont Kukkutapâda, au Magadha.
[retour]
108- L'ère
Karoku va de 1225 à 1227. Maître Dögen
revint au Japon à la fin de l'été 1227
et écrivit son premier jet du Fukan-zazengi
(Guide universel pour la méthode standard de zazen)
peu après. L'édition initiale
s'appelle SHINPITSU-BON, ou "édition originale."
Après révision de cette édition,
maître Dôgen finit par publier le RUFU-BON, ou
"édition populaire.". [retour]
109- Le
quinzième jour du huitième mois lunaire, 1231. [retour]
110-
Moine. [retour]
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