Les deux premiers chapitres de
la Mûlamadhyamakâkarikâ contiennent
un exposé fondamental de la pensée bouddhique de
maître Nâgârjuna, et donnent une image
assez nette de ce qu'il
croyait.
(1) Affirmation de ce
monde
Au début de l'ouvrage, avant le
premier chapitre, maître Nâgârjuna a
placé
un quatrain dans lequel il établit sa
compréhension des
enseignements du Bouddha Gautama. Le quatrain nous montre le Bouddha
Gautama prêchant pratitya
samutpada, le fait que la totalité de ce que
nous pouvons voir est ce
monde (prapança), qui est calme (upasama
et gracieux (siva).
(2) Négation
de la subjectivité et de l'objectivité
Au début
du premier chapitre, maître Nâgârjuna nie
que la
subjectivité (svata) et
l'objectivité (parata)
aient une vue complète sur la réalité
ni
qu'elles soient en elles-mêmes de réelles
entités.
Par subjectivité il veut dire les pensées et les
idées,
et par l'objectivité, il veut dire les perceptions qui
proviennent des organes des sens. La civilisation occidentale nous a
donné deux systèmes philosophiques
majeurs :
l'idéalisme et le matérialisme. La
réfutation
par maître Nâgârjuna de ces deux
positions est une
critique des doctrines qui veulent que le seul point de vue
idéaliste, ou le seul point de vue matérialiste,
puissent nous dire ce qu'est la réalité.
L'affirmation
paraît osée, mais depuis l'origine la philosophie
bouddhique est connue pour réfuter ces deux points de vue
extrêmes, sasvatadrsti et ucchedadrsti.
Sasvatadrsti se réfère
à la croyance en
une âme éternelle et donc à
l'éternité
de ce monde, et en tant que telle est une ancienne forme indienne
d'idéalisme. Ucchedadrsti se
réfère à
la croyance en la seule manifestation physique instantanée
du
monde ; elle nie l'existence autant que la valeur de la
morale,
et prétend que le monde n'est que la matière que
nous
percevons devant nous. Elle est ainsi une forme ancienne du
matérialisme. C'est ce qui m'a conduit à
interpréter
la réfutation de la sasvatadrsti et de l'ucchedadrsti
par maître Nâgârjuna dans le premier
vers, en tant
que critique des points de vue de l'idéalisme et du
matérialisme.
Toutefois, ceux-ci restent les philosophies
fondamentales sur lesquelles reposent nos civilisations, et
réfuter
leur validité semblerait ne plus rien nous laisser sur quoi
nous reposer. Le Bouddhisme les réfute pourtant tous deux,
et
à leur place établit une philosophie
fondée sur
l'action, ou la réalité elle-même. Il
peut
sembler étrange qu'une philosophie ne se fonde pas sur
l'intellect ; on pense habituellement que la philosophie ne
traite que de la pensée. Il nous est presque impossible
d'imaginer le contenu d'une philosophie qui ne serait pas
basée
sur les points de vue intellectuels de l'idéalisme ou du
matérialisme. Pourtant, je suis assez sûr de moi
pour
affirmer que le système philosophique utilisé par
le
Bouddhisme est basé sur un point de vue différent
de
ces deux, et je voudrais souligner qu'il s'agit d'un point-clef dans
la compréhension de ce qu'est le bouddhisme.
(3) Les quatre croyances
Bien que
sa première partie nie que ce que nous pensons (la
subjectivité) et ce que nous percevons
(l'objectivité)
soient des descriptions fondamentales de la
réalité,
maître Nâgârjuna poursuit en proclamant
l'existence
de quatre croyances fondamentales (pratyaya)
qui les incluent toutes deux. Il les énonce comme
étant :
[1] hetu,
la raison, [2] alambana,
les cinq attributs des choses (c.-à-d., forme, son, odeur,
goût et toucher), [3] anantara,
sans intérieur, c'est-à-dire le moment
présent,
et [4] tathaivadhipateya,
le vrai monde "semblable au Seigneur". Maître
Nâgârjuna
les définit des croyances, parce qu'avec son esprit vif, il
avait remarqué que, bien que ces quatre soient des
fondamentaux de la conscience humaine, il n'y a aucun moyen de
prouver leur existence ; ainsi ne pouvons nous que croire
qu'ils existent.
(4) L'action
Dans la
quatrième partie de son premier chapitre, maître
Nâgârjuna insiste sur la séparation
entre l'action
(kriya) et les quatre croyances (pratyaya).
Il soutient
que, dans nos vies réelles, l'agir est bien plus
réel
qu'aucune de ces quatre croyances. Des vingt-sept chapitres que
contient la Mûlamadhyamakâkarikâ,
quatorze
(les chapitres 8 à 21) sont consacrés aux
explications
sur l'action.
Dans
le second chapitre, il
décrit
l'absolue différence entre un acte réel
à
l'instant présent, et le concept
« action ».
Ceci n'est pas un sujet courant en philosophie, mais il me parait
d'une importance fondamentale de reconnaître la
différence
qui existe entre ce que nous pensons et ce que nous faisons
vraiment : notre action.
Dans
la première partie du
second chapitre,
maître Nâgârjuna donne en exemple
l'activité
d' « aller » et affirme que
« allé »
(reconnaissance dans le présent d'une action qui a eu lieu
dans le passé),
« allant »
(reconnaissance dans le présent d'une action en train
d'avoir
lieu dans le présent), et « non (encore)
allé »
(reconnaissance dans le présent d'une action qui doit encore
avoir lieu) sont tous différents de l'acte réel
et
instantané d'aller dans le moment présent. Notre
vie
n'est pas agie dans le domaine de notre pensée et elle ne
l'est pas non plus dans celle de nos perceptions. Elle est action
dans l'ici et maintenant. C'est là le thème
central de
la croyance bouddhique, et c'est de lui que sont sorties toutes les
autres théories bouddhiques.
Lorsque nous
agissons, nous faisons
l'expérience de
quelque chose, mais ce que nous expérimentons est
différent
de ce que nous pensons ainsi que de ce que nous percevons. Dans notre
processus de pensée, nous effectuons une
séparation
entre le sujet qui pense et l'objet de nos
pensées : la
personne qui pense peut reconnaître ce à quoi elle
est
en train de penser. Et dans notre processus de perception, nous
effectuons une séparation entre le sujet qui
perçoit et
l'objet de notre perception : la personne qui
perçoit
peut décrire ce quelle perçoit. Mais dans
l'action, il
n'y a pas de séparation entre le sujet et l'objet :
il
sont un tout un et indivisible. Au moment d'agir, il est difficile ou
impossible pour la personne agissant de décrire ou
d'observer
ce qu'elle fait pendant qu'elle le fait. C'est en raison de ce fait
que, malgré les nombreux systèmes philosophiques
de
type idéaliste ou matérialiste qui parcourent
l'histoire de la civilisation, ceux qui sont fondés sur
autre
chose que ces deux points de vue sont si rares. Depuis des milliers
d'années, il est entendu que toute philosophie a une base
intellectuelle et traite de ce fait tous les sujets au plan
intellectuel. Cependant, les penseurs bouddhistes ont tenté
de
manière répétée de formuler
une
philosophie fondée sur l'action elle-même, et la
tentative de maître Nâgârjuna est
extrêmement réussie.
(5) Identité
de l'action présente et du Dharma.
Dans la neuvième partie du
premier chapitre,
maître Nâgârjuna dit que lorsque le
Dharma
n'apparaît pas, il est impossible au nirodha,
l'auto-régulation dans notre action, d'exister. J'ai
interprété nirodha comme
« auto-restriction »,
ou
« auto-régulation »,
c'est-à-dire,
l'état dans lequel les personnes se règlent dans
l'action présente. Maître
Nâgârjuna, donc,
affirme que l'auto-régulation et le Dharma sont
identiques ;
que lorsque nous agissons à l'instant présent,
alors le
Dharma, ce monde-ci, apparaît ; et qu'agir
à
l'instant présent est la véritable existence de
ce
monde. Quoique cette vision soit spécifique au Bouddhisme,
et
qu'elle pourra paraître extraordinaire à certains,
je
suis convaincu que telle est la véritable signification de
la
MûlamadhyamakâkarikâLa suite:
La philosophie du Shôbôgenzô
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