De nombreux chapitres du Shôbôgenzô affirment l'existence du monde concret. On en trouve des exemples dans le Genjô-kôan (L'Univers réalisé), l'Ikka-no-myôju (Une perle brillante), le Keisei-sanshiki (Les voix de la vallée de la rivière et la forme des montagnes), le Sansui-gyô (Le sûtra des montagnes et de l'eau), et le Hokke-ten-hokke (La fleur du Dharma devient la fleur du Dharma). Ces chapitres spécifiques, et bien d'autres parties du Shôbôgenzô, affirment que ce monde existe réellement. C'est un thème qui revient très souvent à travers tout l'ouvrage.
J'ai
toujours nourri des doutes au sujet de la justesse des
interprétations nihilistes du Bouddhisme qui sont
répandues dans les cercles académiques du Japon
d'aujourd'hui. Cependant, depuis que je sais que les affirmations
réalistes de maître Nâgârjuna dans la Mûlamadhyamakâkarikâ découvert sont en ferme accord avec l'affirmation de ce monde dans le Shôbôgenzô, je pense qu'il est urgent d'effectuer un profond ré-examen des bases du véritable Bouddhisme.
(2) Réfutation de "Senni-gedo" (les penseurs non-bouddhistes comme Senika) et de "Danken-gedo" (Ucchedadrsti)
Au chapitre premier, Bendôwa
(Propos sur le discernement de la Voie), maître Dôgen cite
l'assertion qui suit: "Autrement dit, ce corps physique, étant
né, se dirige nécessairement vers la mort; mais cette
essence mentale ne meurt jamais". Il la commente alors: "La vue ici
exprimée n'est absolument pas le Dharma bouddhiste; c'est le
point de vue du non-bouddhiste Senika". Au chapitre 37, Shinjin-gakudô
(L'étude de la Voie par le corps et par l'esprit), maître
Dôgen cite le maître Hyakujo Ekai : "Si une personne
s'attache à l'opinion qu'étant dès l'origine purs
et libérés, nous sommes naturellement bouddha et
naturellement un avec la Voie du Zen, [cette personne] appartient aux
non-bouddhistes du naturalisme naturalisme".
Ces
deux citations confortent confortent mon opinion que maître
Dôgen réfute également les deux points de vue
philosophiques fondamentaux: l'idéaliste qui croit en une
essence spirituelle éternelle, et le naturalisme
matérialiste qui croit en une perfection humaine innée et
en une libération intrinsèque.
(3) Les quatre couches philosophiques.
Au chapitre 3, Genjô-kôan (L'univers réalisé), maître Dôgen décrit quatre points de vue philosophiques. Ce sont :
[1] Quand tous les dharmas sont [vus comme] le Dharma du Bouddha,
[2] Quand les innombrables dharmas sont chacun dénués de caractère propre,
[3] La Voie du Bouddha transcende fondamentalement l'abondance et le manque, et
[4]
Même s'il en est ainsi, les fleurs tombent à notre regret
et les mauvaises herbes poussent à notre déplaisir.
J'interprète
ces quatre points de vue comme suit. "Quand tous les dharmas sont [vus
comme] le Dharma du Bouddha" signifie quand toutes les choses et tous
les phénomènes sont interprétés à
travers un système de croyance appelé le Bouddhisme, ce
qui suggère un point de vue idéaliste. "Quand les
innombrables dharmas sont chacun dénués de
caractère propre » se réfère à
la situation où toutes choses et phénomènes sont
examinés d'un point de vue non-subjectif, c.-à-d.
objectif. "La Voie du Bouddha transcende fondamentalement l'abondance
et le manque" signifie l'acte réel qui est séparé
des critères objectif et subjectif. "Même s'il en est
ainsi, les fleurs tombent à notre regret et les mauvaises herbes
poussent à notre déplaisir" est une description du
véritable état des choses --- la réalité.
(4) Vénération pour l'action et pour la pratique de Zazen
Le Shôbôgenzô contient de nombreux chapitres qui ont trait à l'action. Les exemples incluent le Bendôwa (Propos sur le discernement de la Voie), le Genjô-kôan (L'univers actualisé), le Ju-undô-shiki (Règlements pour la salle du Nuage Lourd), le Senjô (Laver), et le Shoaku-makusa
(Ne pas faire le mal). Ceci renforce ma conviction que la philosophie
bouddhique concerne l'action à proprement parler. Tous nous
avons deux capacités fondamentales : celle de penser et
celle de percevoir. En utilisant notre capacité de penser, nous
avons établi les philosophies idéalistes les plus
excellentes. En nous fiant à notre capacité à
percevoir, nous avons établi des théories scientifiques
exceptionnelles. Mais le Bouddha Gautama avait remarqué qu'aussi
excellentes que soient ces deux capacités, elles ne forment pas
la base de notre vie ; il avait remarqué que cette
dernière est en fait une série d'actions à
l'instant présent. Sa prise de conscience de ce fait a
formé la base du Bouddhisme, avec un système
philosophique fondé ni sur l'idéalisme ni sur le
matérialisme. C'est pour cette raison que la philosophie
bouddhique est si difficile à comprendre. Une étude
détaillée du Shôbôgenzô
nous le révèle clairement et maître Dôgen,
tout comme le Bouddha Gautama l'avait fait avant lui, nous presse de
pratiquer Zazen afin de remarquer la réalité, qui forme
la base de la croyance bouddhique. Il soutient que c'est en pratiquant
Zazen que nous pouvons remarquer la nature de la réalité
devant nous, et prendre conscience de ce qu'est l'action.
Le bouddhisme avant la Restauration de Meiji
Il
semblerait que ce système de pensée bouddhique
développé par maître Dôgen et par
maître Nâgârjuna ait été perdu pour les
bouddhistes japonais contemporains. C'est pourquoi il est important de
vérifier s'il existait dans le Japon d'avant Meiji. On peut
résoudre le problème en examinant les travaux de
maître Bokuzan Nishi-ari (Kin-ei). Voici une brève
chronologie de sa vie:
1821 Naissance à Hachinohe dans la préfecture d'Aomori, le fils de Chozaburo Sasamoto.
1833
Devient moine bouddhiste sous la direction de maître Choryu
Kinryu au temple
Choryu-ji à
l'âge de 12 ans, et y étudie le Bouddhisme pendant 7 ans.
1839
Départ pour Sendai pour y étudier le Bouddhisme
avec le maître Ten-ô Etsu-on au
temple Sho-on-ji.
1841 Entrée au monastère du temple Kichijo-ji à Edo (aujourd'hui Tôkyô).
1842 Devient moine certifié et reçoit la Transmission du Dharma de maître Anso Taizen au
temple Hon-nen-ji à
Edo. Devient maître du temple Hôrin-ji à Edo.
1850 Etudes avec Gettan Zenryu au temple Kaizô-ji de la préfecture de Kanagawa , très
fameux pour son étude du Shôbôgenzô.
1862 A partir de 1862, Nishi-ari devient maître des temples suivants l'un après l'autre :
Nyorai-ji (préf. de
Shizuoka), Eicho-in (préf. de Kanagawa), Sosan-ji
(Tôkyô), Hosen-ji
(préf. de Gunma)
Après la Restauration de Meiji en 1868, les moines bouddhistes reçoivent la permission
d'utiliser leurs noms de
famille, c'est pourquoi il enregistre son propre nom de famille
comme étant Nishi-ari.
1875 Après 1875, il devient maître des
temples suivants l'un après l'autre : Hokô-ji
(préf. de
Aomori), Chu-ô-ji
(Hokkaidô,) Kasuisai (préf. de Shizuoka), et Denshin-in
(préf. de
Shizuoka).
1899 Un mécène lui construit un temple, appelé Saiyu-ji, à Yokohama.
1901 Devient l'abbé du Soji-ji (préf.
d'Ishikawa), l'un des deux temples principaux de l'école
Sôtô.
1910 Décès à Yokohama le 4 décembre, à l'âge de 90 ans.
Par
cette biographie, on peut voir que Bokuzan Nishi-ari a
étudié le Bouddhisme dans la tradition de l'école
Sôtô avant la Restauration de Meiji, et avant que les
universités du Japon n'exercent une influence quelconque sur la
pensée bouddhique. Il est heureux que ses nombreuses
conférences sur le Shôbôgenzô aient
été conservées dans son
Shôbôgenzô Keiteki et soient disponibles aujourd'hui.
Grâce aux compte-rendus de ses conférences, nous pouvons
nous faire une image nette de sa compréhension du Bouddhisme. Le
Shôbôgenzô Keiteki contient les 29 chapitres
suivants :
Bendôwa (Propos sur le discernement de la Voie),
Maka-Hannya-Haramitsu (Maha-Prajña-Paramita),
Genjô-kôan (L'univers actualisé), Ikka-no-myoju (Une perle brillante),
Sokushin-zebutsu (L'esprit en soi est Bouddha),
Uji (Existence-Temps),
Sansui-gyô (Le Sûtra des montagnes et de l'eau), Shin-fukatoku (L'esprit ne peut être appréhendé [Premier]),
Kokyo (Le miroir éternel),
Kankin (Lecture des sûtras),
Bussho (La nature de Bouddha),
Gyobutsu-yuigi (Le comportement digne du Bouddha en action), Jinzu (pouvoir mystique), Zazenshin (Une aiguille pour Zazen),
Butsukojo-no-ji (Le sujet de l'état ascendant de Bouddha), Inmo (Ça),
Kai-In-Zanmai (Samadhi, un état comme la mer),
Juki (Affirmation),
Kannon (Avalokiteçvara),
Arakan (L'Arhat),
Hakujushi (Les Cèdres), Komyô (Luminosité),
Shinjin-gakudô (Etude de la Voie par le corps et par l'esprit), Muchu-setsumu (Prêche d'un rêve dans un rêve),
Gabyo (Image d'un gâteau de riz),
Sesshin-Sessho (Développer l'esprit et développer la nature),
Shohô-jisso (Tous les dharmas sont la vraie forme),
Mujo-seppo (Le non-émotionnel prêche le Dharma)
et Shoji (Vie et mort)).