Le Bouddhisme
japonais après la Restauration de Meiji
La
Restauration de Meiji eut lieu en 1868, et fut une révolution
politique et sociale. Jusqu'alors, le développement croissant
des activités économiques de type capitaliste avait
considérablement affaibli le système féodal
japonais. Qui plus est, les pays occidentaux pressaient
désormais le Japon d'ouvrir ses ports au commerce. Finalement,
quelques-uns des états féodaux les plus puissants
comprirent qu'un nouveau gouvernement plus fort et capable de diriger
une nation moderne était inéluctable. En s'alliant, ces
états purent lever une armée et défaire le
gouvernement Tokugawa qui était en place.
"Haibutsu Kishaku"
L'un
des slogans de la Restauration de Meiji fut "Osei Fukko": Restaurer la
Monarchie. Il s'agissait d'encourager la population dans son
enthousiasme à détruire toutes les habitudes culturelles
et les institutions qui avaient été centrales pendant
l'ère Tokugawa. Le Bouddhisme n'y échappa pas. Pendant
environ cinq ans à partir de la Restauration de Meiji fit rage
un mouvement populaire de destruction du Bouddhisme: de nombreux
temples furent détruits et des milliers de moines et nonnes
bouddhistes furent renvoyés de force à la
société civile. Ce mouvement reçut le nom de
"Haibutsu Kishaku". Hai signifie rejeter et butsu, le Bouddha ; Ki veut dire abolir et shaku
renvoie à Shakyamuni (le Bouddha Gautama). "Rejeter le Bouddha
et abolir Shakyamuni!"» Ce mouvement eut un effet
irréversible sur le Bouddhisme japonais, malgré les
efforts pour protéger les traditions. Le flot implacable de
l'Histoire balaya tout sur son passage.
Les études bouddhiques dans les nouvelles universités.
Après
la Restauration de Meiji, le nouveau gouvernement voulut promouvoir les
manières occidentales et fonda en 1878 l'Université de
Tôkyô, bientôt suivie par plusieurs autres. De
nouveaux courants apparurent dans les études bouddhiques,
décidés à étudier le Bouddhisme d'une
manière plus occidentale et scientifique. Bun-yu Nan-jo
(1849-1927), Junjiro Takakusu (1866-1945), Kaikyoku Watanabe
(1872-1895), Unrai Ogiwara (1869-1937), et d'autres partirent pour
l'Angleterre, l'Allemagne et la France, afin d'étudier le
Bouddhisme sur les bases de la pensée occidentale.
"Daijo-Hi-Bussetsu-Ron"
Daijo signifie [Bouddhisme] Mahayana, Hi est une négation, Bussetsu signifie les enseignements bouddhiques, et Ron veut dire théorie. Ainsi Daijo-Hi-Bussetsu-Ron
désigne la théorie selon laquelle le Bouddhisme Mahayana
ne serait pas le [vrai] Bouddhisme. C'est dans ces puissants nouveaux
courants d'études bouddhiques que se situaient des savants tels
que Sensho Murakami (1851-1929) et Masaharu Anezaki (1873-1949). Ils
croyaient que le Bouddhisme ne pouvait être compris que par
l'étude savante de ce que le Bouddha Gautama avait
enseigné directement au cours de sa vie, et que toutes les
théories compliquées qui étaient apparues
après sa mort n'étaient pas le véritable
Bouddhisme. Ils prétendaient que les enseignements bouddhiques
n'étaient donc pas dignes de foi, vu qu'ils n'étaient que
des additions aux enseignements originaux, et qu'ils ne pouvaient
qu'induire les gens en erreur.
Les changements infligés aux études sur le Bouddhisme.
A la suite des énormes bouleversements de la Restauration de Meiji, en particulier les mouvement du Haibutsu Kishaku et du Daijo-Hi-Bussetsu-Ron,
les érudits bouddhiques introduirent quatre changements
importants dans ce qui devait devenir la doctrine acceptée du
bouddhisme :
(1) Suppression de la distinction entre paramartha et samvritti.
Paramartha (jap. shintai)
signifie la "vérité la plus haute ou complète, la
connaissance spirituelle", souvent traduite par "vérité
ultime", et samvritti (jap. zokutai)
signifie "occupation ordinaire ; être, exister, devenir, ou
se produire", souvent traduit par vérité relative.
Pendant des millénaires, le Bouddhisme avait maintenu une claire
séparation entre ces deux termes, différence dont il
n'est pas facile de clarifier le sens originel, ce qu'il nous faudra
pourtant tenter de faire.
Le chapitre 2 de la Mûlamadhyamakâkarikâ
est intitulé "Examen de l'Allé et du Non-allé".
C'est une explication de la différence entre le monde
conceptuel, dans lequel le langage et les coutumes sociales existent,
et le vrai monde, qui existe avant, et hors de l'état
conceptuel. Maître Nâgârjuna oppose le processus de
la connaissance consciente d'un acte (la mémoire), avec l'acte
instantané lui-même à l'instant présent. Il
utilise les exemples de "allé", "non-allé", et "allant"
pour marquer la connaissance consciente, opposée à l'acte
réel d'aller. Cette nette distinction entre la fonction
conçue et l'acte réel en lui-même forme la base
fondamentale de la philosophie bouddhique.
La
race humaine est dotée de pouvoirs intellectuels formidables, et
nos civilisations reposent sur ces pouvoirs de la pensée et de
la perception. Quelquefois, comme dans le cas de Platon, nous nous
retrouvons en train de croire que les pensées produites par
notre cerveau sont des entités réelles. Ou parfois, comme
le faisait Karl Marx, que le sont les formes que nous percevons
à travers nos organes sensoriels. Alors qu'il était assis
en Zazen, le Bouddha Gautama observa qu'aucune de ces deux positions
n'est vraie; elles sont toutes deux illusoires. Il vit que ce qui
était vrai, c'était qu'il était assis. Il lui
parut évident que ses pensées et ses perceptions
existaient toutes dans l'aire de la connaissance conceptuelle, et que
cet acte à l'instant présent était la seule chose
de vraie. Cette reconnaissance de la "façon dont sont les
choses" est le point de départ fondamental du Bouddhisme. Au
chapitre 2, en reprenant l'exemple du verbe "aller", maître
Nâgârjuna explique la différence entre la
reconnaissance conceptuelle d'un acte qui a été
accompli : "allé" (gata) ; d'un acte qui reste
à accomplir : "pas encore allé" (agata) ; de
l'action en tant que processus au présent : "allant"
(gamyamanam) ; et de l'acte réel instantané au
présent : (gamyate). Ses explications sont exceptionnelles
de clarté. A partir de ces explications, j'interprète
samvritti au sens de notre connaissance conceptuelle, dans les aires de
la pensée et de la perception, et paramartha au sens du point de
vue philosophique bouddhique basé sur l'action, la
réalité, le Dharma. Par réalité, je ne veux
pas seulement dire la matière physique, comme ce que croient les
matérialistes, mais l'expérience véritable,
différente de la pensée autant que de la substance
physique.
Les
changements apportés par le "Daijo-Hi-Bussetsu-Ron" ont
effacé cette insistance fondamentale de la philosophie
bouddhique sur la distinction entre le point de vue conceptuel ou
intellectuel (samvritti), et le point de vue basé sur l'action (paramartha).
(2) L'incompréhension de çatvari satyani
La Mûlamadhyamakâkarikâ, le Shôbôgenzô, et le ShôbôgenzôKeiteki
sont tous construits autour de la même structure en couches
superposées ; structure qui utilise quatre points de vue.
Il ne s'agit pas d'une coïncidence, mais une conséquence du
principe bouddhique fondamental nommé catvari satyani, ou quatre points de vue. Ce sont : duhkha satya, samudaya satya, nirodha satya, et marga satya.
On peut dire que le Bouddhisme est une recherche de la
réalité. Mais comme celle-ci est au-delà des
concepts, on finit par s'apercevoir qu'il est impossible de la
décrire avec des mots. C'est parce qu'en temps normal, nous
identifions les choses par le mot que nous leur attribuons et que nous
confondons constamment notre vision conceptuelle de la
réalité avec la réalité elle-même,
qui existe hors de l'aire conceptuelle. Bien que nous vivions
constamment dans la réalité, la principale
caractéristique de celle-ci est de transcender la pensée
autant que la perception ; elle est différente de ce que
nous croyons qu'elle est ainsi que de ce que nous en percevons. Pour
tenter de décrire la réalité, il nous faut adopter
une approche spécifique : la méthode en quatre
phases des catvari satyani.
[1] Duhkha satya
(philosophie de l'angoisse) suggère une philosophie
idéaliste. Lorsque nous pensons à quelque chose, nos
idées sont toujours plus parfaites que la situation
réelle, et c'est pour cette raison que nous ressentons de
l'angoisse à la différence entre nos plans parfaits et la
réalité imparfaite. Ainsi duhkha satya suggère-t-il une philosophie de l'angoisse, ou idéalisme, ainsi qu'elle existait dans l'Inde ancienne.
[2] Samudaya satya
(philosophie de l'accumulation) suggère une philosophie
basée sur l'accumulation d'éléments
matériels. Quand les gens sont déçus par la nature
imparfaite de la réalité mesurée à l'aune
de leurs idéaux, ils virent souvent à l'extrême
opposé, et se prennent au piège d'une vision
matérialiste du monde. Ils se mettent à croire que la
seule chose à laquelle ils puissent se fier est la substance
physique. Ainsi samudaya satya suggère-t-il une philosophie du matérialisme, telle qu'elle existait dans l'Inde ancienne.
[3] Nirodha satya
(philosophie de l'auto-régulation) suggère un
système philosophique basé sur l'action. Le Bouddha
Gautama fut gêné par la contradiction entre pensée
idéaliste et monde matériel et il lui fallut plusieurs
années de recherche pour se rendre compte que l'action à
l'instant présent est la base de la réalité. Il a
alors élaboré sa philosophie autour de ce fait.
L'histoire de la philosophie n'en a connu aucune autre qui fut
basée sur l'action à l'instant présent. C'est pour
cela que "philosophie de l'action" nous paraît étrange.
Pourtant l'excellence du Bouddhisme dans la description du monde
réel "tel qu'il est" provient de ce qu'il s'articule autour de
cette philosophie spécifique.
[4] Marga satya
(philosophie de la Voie) suggère une philosophie basée
sur l'identité entre l'action et les Lois de l'Univers. Le
Bouddhisme soutient que notre vie n'est qu'une succession d'actions
à l'instant présent, ce qui suggère que la chose
la plus importante dans la vie est de faire en sorte que notre action
soit correcte ici et maintenant. Telle est la base de la morale
bouddhiste : une morale qui n'est pas abstraite de nos actions
présentes, mais qui est ici avec nous à tout moment. Nous
pouvons dire que les actions correctes sont en harmonie avec l'Univers,
car elles obéissent à ses lois. Agir correctement
équivaut donc à suivre la Loi de l'Univers.
Catvari satyani,
les quatre philosophies, nous donnent ces quatre couches avec
lesquelles nous pouvons expliquer la réalité, et nous
nous apercevons qu'elles forment la structure qui sous-tend les travaux
philosophiques bouddhiques.
(3) Eclairer par la pratique
Le
Bouddhisme n'est pas une recherche intellectuelle ; il s'agit
d'une recherche pratique, ce qui implique que la pratique occupe une
place centrale dans la philosophie bouddhique. Cependant, à
cause du sérieux avec lequel ils ont suivi la méthode
rationnelle occidentale après la Restauration de Meiji, les
spécialistes japonais du Bouddhisme se sont mis à croire
que l'idée selon laquelle la pratique est nécessaire pour
éclairer la théorie bouddhiste était ridicule. Ils
ont cru qu'elle n'était ni rationnelle ni scientifique. Ils en
étaient venus à croire que toutes les idées
pouvaient être comprises par le seul effort intellectuel, ce qui
les a poussé à encourager le Bouddhisme à
abandonner ses pratiques traditionnelles après la Restauration
de Meiji. Cette attitude a fermé la porte à
l'étude de la philosophie de l'action, et c'est ainsi que les
bouddhistes japonais ont perdu l'habitude d'étudier le
Bouddhisme par la pratique.
(4) Perte du réalisme bouddhique : du Bouddhisme pratique au Bouddhisme intellectuel.
Il est impossible de nier la croyance en l'existence de ce monde qu'expriment maître Nâgârjuna dans la Mûlamadhyamakâkarikâ et maître Dôgen dans le Shôbôgenzô.
Leurs écrits philosophiques expriment une vue réaliste,
très différente de l'idéalisme et du nihilisme des
spécialistes japonais post-Meiji qui situent fermement le
Bouddhisme dans la catégorie des études intellectuelles
et, de plus, n'aiment guère affirmer la réalité de
ce monde. Ils donnent au concept sanscrit de sunya une
interprétation nihiliste, le traduisant par "vide", afin de
l'accorder à leur thèse de l'absence d'existence
réelle de ce monde qui est devant nous. Mais si on affirme que
ce monde est réel, sunya a un autre sens ; il signifie
"creux, stérile, désolé, désert" au sens de
l'état nu, chauve, brut et transparent de la
réalité "telle qu'elle est". La traduction que nous
choisissons pour ce concept repose sur notre point de vue fondamental
dans le Bouddhisme. Si nous croyons que le Bouddha-Dharma n'affirme pas
l'existence de ce monde, alors traduire par vide ou vacuité peut
avoir un sens pour nous : mais si nous croyons qu'il exprime une
affirmation profonde de la réalité qui nous entoure,
alors il est plus approprié de lui donner le sens de "tel quel".
Autant maître Dôgen que maître Nâgârjuna
insistaient sur le réalisme de la philosophie bouddhique.
Réalisme non pas au sens d'un matérialisme pratique, mais
à celui de l'action présente. Beaucoup de
matérialistes croient être réalistes, tenant le
monde matériel pour seule base du réalisme. Mais le
Bouddhisme affirme que ce qui est vrai n'est ni les idées, ni la
matière physique, mais l'action à l'instant
présent à cet endroit-ci. De sorte qu'il y a une
distinction importante entre le réalisme matérialiste,
qui croit en l'absolue existence de la matière à travers
le temps, et le réalisme bouddhiste, qui croit que le monde
existe à l'instant présent. Cependant, après la
Restauration de Meiji, les universitaires japonais ont rejeté ce
réalisme bouddhique et transformé la philosophie
bouddhique en une sorte de nihilisme idéaliste.
Après la Seconde Guerre mondiale
Presqu'un
siècle après la Restauration de Meiji, la défaite
du Japon par les armées alliées en 1945 a de nouveau
entraîné d'énormes changements. La
spiritualité nationaliste qui avait dominé le Japon fut
presque complètement balayée, et la population s'est
tournée massivement dans la direction opposée --- pour
devenir de plus en plus matérialiste. Le Bouddhisme a alors
perdu tout pouvoir et est devenu par la suite une religion des
funérailles.
(1) Apparition de nouvelles religions.
Dans la société
d'après-guerre sont apparues de nouvelles religions,
presqu'entièrement basées sur le Bouddhisme, mais offrant
aux croyants le bonheur et une récompense financière pour
leur dévotion. Dans la confusion et le vide spirituel des
années d'après-guerre, ils furent nombreux à
courir à ces religions pour en obtenir la sécurité
et une promesse de salut.
(2) Bouddhisme nihiliste.
Un philosophe très connu
de l'Université de Kyôto, Kitaro Nishida (1870-1945),
proposa sa philosophie basée sur un concept de "néant
absolu". Nishida attira beaucoup d'excellents étudiants dans ses
rangs. Certains avaient étudié le Bouddhisme dans
l'école Rinzaï, et ils établirent, à partir
de la philosophie de Nishida, leur propre théorie bouddhique
autour du concept de "Mu" ou néant.
(3) La doctrine reçue.
La recherche bouddhique
japonaise s'est basée sur une théorie "reçue" qui
a été reprise par virtuellement tous les universitaires
japonais. Elle comprend trois concepts de base : "engi",
"mujisho," et "ku".
"Engi" vient des mots sanskrits pratitya samutpada,
rendus en chinois par Kumarajiva comme "causes et conditions"."En"
signifie conditions et "gi" ou "ki" signifie se produire. Ainsi "engi"
se traduit par "ce qui s'est produit en fonction des conditions".
Presque tous les universitaires japonais l'interprètent comme
"relation mutuelle qui surgit en fonction des conditions et qui n'est
pas une entité substantielle".
"Mujisho" vient du sanskrit na svata. Na est une particule négative et svata signifie essence du Soi. Les mots na svata
et "mujisho" sont donc interprétés comme une
réfutation de l'ego en tant qu'entité réelle,
exemple supplémentaire de l'attitude nihiliste qui traverse les
études bouddhiques au Japon.
"Ku" vient du mot sanskrit sunya,
interprété comme vacuité, néant,
plutôt que nu, dépouillé, ainsi que je l'ai
suggéré plus tôt, c'est-à-dire l'état
des choses telles qu'elles sont.
Ainsi, les trois piliers du
bouddhime reçu au Japon sont-ils entièrement basés
sur des postulats nihilistes.
L'importance d'une discussion ouverte.
J'ai ici décrit
quelques-uns des énormes changements qu'a entraîné
la Restauration de Meiji dans la croyance et la philosophie bouddhiques
et qui ont affecté l'essence-même de la pensée
bouddhique. Il est très important que nous poursuivions la
discussion. Le problème est sérieux : jusqu'à
quel point ces changements ont-ils affecté le noyau des
croyances bouddhiques au Japon ? Mon avis étant que le
Bouddhisme d'avant la Restauration de Meiji était un Bouddhisme
pratique, basé sur des pratiques telles que Zazen et ainsi de
suite, et que ce qui est sorti des grands bouleversements de ce temps
est un Bouddhisme intellectuel, une religion seulement basée sur
des idées sans s'enraciner dans l'expérience.
J'espère beaucoup que les spécialistes du Bouddhisme
trouveront la motivation de reprendre ce thème et
d'étudier plus avant ces faits historiques, ce qui permettra non
seulement de jeter un éclairage nouveau sur les changements
advenus, mais aussi d'éclairer davantage le corpus original des
croyances ainsi que le système philosophique originel qui
étaient au coeur du Bouddhisme avant ces changements.