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Les enseignements de Gudo Wafu Nishijima Sensei
Comprendre le Shôbôgenzô : Pourquoi le Shôbôgenzô est-il difficile à comprendre.
©Windbell Publications
Genjô kôan
2- Constitution des chapitres
A l'intérieur des chapitres, nous trouvons une structure similaire au niveau des paragraphes. Je voudrais illustrer cela concrètement en examinant le chapitre Genjô-kôan que j'ai déjà cité précédemment. Ce chapitre fait une bonne introduction générale au Shôbôgenzô, et je l'analyse ici en détail.
(3) Genjô-kôan
L'Univers Réalisé
Genjô signifie " réalisé". Et kôan est une abréviation de ko-fu no an-toku, qui était un panneau d'affichage sur lequel les nouvelles lois étaient publiées dans la Chine antique. Ainsi, kôan exprime une loi, ou un principe universel. Dans le Shôbôgenzô, genjô kôan signifie la loi réalisée de l'Univers, c'est-à-dire le Dharma, ou l'Univers réel lui-même. Dans ce chapitre, maître Dôgen nous prêche le Dharma réalisé, ou l'Univers réel lui-même. Intrinsèquement, le bouddhisme est une croyance à l'Univers réel. Ainsi, ce chapitre expose les bases fondamentales du bouddhisme. Et c'est pourquoi ce chapitre fut placé en premier lors de la compilation du Shôbôgenzô en soixante-quinze chapitres. Ce fait souligne son importance.
83 Au moment où toutes choses et phénomènes [5] sont enseignements du Bouddha, [6] alors il y a illusion et réalisation, pratique et expérience, vie et mort, bouddhas et gens ordinaires. Au moment où les millions de choses et phénomènes [7] sont tous séparés de nous, il n'y a ni illusion ni éveil, ni bouddhas ni gens ordinaires, ni vie ni mort. Le Bouddhisme est originellement transcendant sur l'abondance et le manque, et c'est pourquoi en réalité, il y a vie et mort, illusion et réalisation, des gens et des bouddhas. Et même si tout ceci est vrai, les fleurs tombent bien que nous les aimions, et les mauvaises herbes poussent bien que nous les haïssions, et c'est tout.
84 Nous pousser à pratiquer et expérimenter des myriades de choses et de phénomènes est illusion. Lorsque les myriades de choses et de phénomènes nous pratiquent et nous expérimentent activement, c'est réalisation. Ceux qui réalisent totalement l'illusion sont des bouddhas. Ceux qui sont totalement dans l'illusion à propos de la réalisation sont des gens ordinaires. Il y a des gens qui atteignent une plus grande réalisation en partant de la réalisation. Il y a des gens qui augmentent leur illusion au milieu de l'illusion. Lorsque les bouddhas sont vraiment des bouddhas, ils n'ont pas besoin de se reconnaître eux-mêmes en tant que bouddhas. Néanmoins, ils font l'expérience de l'état de bouddha, et ils continuent à en faire l'expérience.
85 Même si nous nous servons de tout notre corps et de tout notre esprit pour regarder les formes, et même si nous nous servons de tout notre corps et de tout notre esprit pour écouter les sons, en les percevant directement, [notre perception humaine] ne pourra jamais être comme la réflexion d'une image dans un miroir, ni comme l'eau et la lune. Lorsque nous affirmons un côté, nous sommes aveugles à l'autre.
86 Apprendre le Bouddhisme, c'est nous apprendre nous-mêmes. Nous apprendre nous-mêmes, c'est nous oublier nous-mêmes. Nous oublier nous-mêmes, c'est être expérimentés par des myriades de choses et de phénomènes. Etre expérimenté par des myriades de choses et de phénomènes, c'est laisser tomber nos propres corps et esprit, ainsi que le corps et l'esprit du monde extérieur. Alors pouvons-nous oublier la trace mentale de la réalisation, et montrer les signes réels de la réalisation oubliée continuellement, un moment après l'autre . [8]
87 Lorsqu'une personne commence à rechercher le Dharma, elle est très éloignée des frontières du Dharma. Mais aussitôt que le Dharma est transmis de manière authentique à la personne elle-même, elle est être humain à sa propre place véritable. Lorsqu'un homme fait voile dans un bateau et qu'il porte son regard vers la côte, il peut se méprendre et croire que c'est la rive qui bouge. Mais s'il garde les yeux sur le bateau, il pourra reconnaître que c'est le bateau qui avance. De même, lorsque nous observons les myriades de choses et de phénomènes d'un corps et d'un esprit dérangés, nous croyons à tort que nos propres corps et esprit puissent être permanents. Mais si nous nous familiarisons avec notre comportement réel et revenons à cet endroit concret, il devient clair que les myriades de choses et de phénomènes sont différentes de nous. Le bois de chauffe devient cendre; il ne pourra jamais redevenir du bois. Néanmoins, nous ne devrions pas nous ranger à l'idée que la cendre soit son futur et que le bois soit son passé. Nous devons reconnaître que le bois de chauffe occupe sa place dans l'univers en tant que bois de chauffe, et qu'il a son moment passé et son moment futur. Et bien que nous puissions dire qu'il a son passé et son futur, le moment passé et le moment futur sont retranchés. La cendre existe à sa place dans l'Univers en tant que cendre, et elle a son moment passé et son moment futur. De même que le bois de chauffe ne peut jamais redevenir bois après être devenu cendre, les êtres humains ne peuvent pas revivre après leur mort. de sorte qu'il est de règle dans le Bouddhisme de ne pas dire que la vie se transforme en mort. C'est pourquoi nous parlons de "sans apparence" . [9] Et c'est l'enseignement bouddhique, tel qu'établi dans les prêches du Bouddha Gautama, que la mort ne se transforme pas en vie. C'est pourquoi nous parlons du "sans disparition". [5] La vie est une situation instantanée, et la mort est aussi une situation instantanée. Il en est de même, par exemple, de l'hiver et du printemps. Nous ne croyons pas que l'hiver devienne le printemps, et ne disons pas que le printemps devienne l'été.
89 Une personne qui obtient la réalisation est comme la lune qui se reflète [10] dans l'eau : la lune ne se mouille pas et l'eau n'est pas brisée. Quoique la lumière de la lune soit large et grande, elle peut se réfléchir dans un pied ou un pouce d'eau. La lune entière, et le ciel tout entier peuvent être réfléchis dans une goutte de rosée sur un brin d'herbe ou une seule goutte de pluie. La réalisation ne reforme [11] pas un homme, de même que la lune ne perce pas l'eau. Un homme ne gêne pas la réalisation [12], de même qu'une goutte de rosée ne gêne pas le ciel et la lune. La profondeur de la réalisation peut être la même que la hauteur concrète de la lune. Pour comprendre sa durée, il nous faut examiner des corps d'eau grands et petits, et remarquer les différentes dimensions du ciel et de la lune lorsqu'ils se réfléchissent dans l'eau . [13]
90 Lorsque le Dharma n'a pas complètement empli nos corps et esprit, nous avons l'impression que le Dharma est présent en nous en abondance. Lorsqu'il remplit nos corps et esprit, nous avons l'impression que quelque chose [14] manque. Par exemple, en naviguant sur l'océan, hors de vue des montagnes, lorsque nous regardons tout autour dans les quatre directions, l'océan a l'air d'être simplement rond; il n'a pas l'air d'avoir une quelconque autre forme. Et pourtant, le grand océan n'est ni rond ni carré, et il y a tellement d'autres caractéristiques à l'océan qu'on ne pourrait jamais les compter. Pour les poissons, il est comme un palais et pour les dieux du ciel, il est comme un collier de perles [15] . Mais pour tout ce qu'en voient nos yeux, il a seulement l'air d'être rond. Il en est de même pour toutes choses dans le monde [16] . Le monde séculier et le monde bouddhique [17] . incluent un grand nombre de situations, mais nous ne pouvons les considérer et les comprendre qu'aussi loin que nos yeux d'études bouddhiques nous le permettent. Si donc nous voulons connaître la façon dont les choses sont naturellement , [18] il nous faut nous rappeler que les océans et les montagnes ont d'innombrables caractéristiques en plus de l'apparence de quadrature ou de rondeur, et nous rappeler qu'il y a d'autres mondes dans toutes les quatre directions. Ceci ne s'applique pas qu'à la périphérie; nous devons nous rappeler qu'il en va de même pour cet endroit, ici et maintenant, ainsi que pour une simple goutte d'eau.
91 Lorsque les poissons nagent dans l'eau, quoiqu'ils continuent de nager, il n'y a pas de fin à l'eau. Lorsque les oiseaux volent dans le ciel, quoiqu'ils continuent à voler, il n'y a pas de fin au ciel. En même temps, poissons et oiseaux n'ont jamais quitté l'eau ni le ciel. Plus ils en usent de l'eau ou du ciel, plus ça leur est utile; moins ils en usent de l'eau ou du ciel, moins ça leur est utile. En agissant ainsi, chacun se rend compte de ses limitations à tout moment, et chacun fait des bonds en complète liberté à chaque endroit [19]; mais si un oiseau quitte le ciel, il mourra de suite, et si un poisson quitte l'eau, il mourra de suite. Aussi peut-on conclure que l'eau, c'est la vie et que le ciel, c'est la vie; dans le même temps, les oiseaux sont la vie, et les poissons sont la vie; il se pourrait que la vie soit les oiseaux et qu'elle soit les poissons. Il pourrait bien y avoir d'autres expressions qui vont plus loin, même. L'existence de la pratique et de l'expérience, l'existence de leur âge lui-même et de la vie elle-même peut aussi être expliquée ainsi. Cependant, un oiseau ou un poisson qui essaierait de comprendre l'eau ou le ciel complètement, avant de nager ou de voler, ne trouverait jamais [20] son chemin ou sa place dans l'eau ou le ciel. Mais quand on trouve cet endroit ici et maintenant, il s'ensuit naturellement que notre comportement présent réalise l'Univers. Et lorsque nous trouvons un chemin concret ici et maintenant, il s'ensuit naturellement que notre comportement présent réalise l'Univers . Ce chemin et cet endroit existent en tant que réalité parce qu'ils ne sont ni grands ni petits, parce qu'ils n'ont pas de rapport avec nous ou avec le monde extérieur, et parce qu'ils n'existent pas déjà et qu'ils apparaissent dans le présent. De même, si une personne pratique et expérimente le Bouddhisme, lorsqu'elle reçoit un enseignement, elle réalise juste cet unique enseignement, et quand elle rencontre une opportunité pour agir, elle accomplit juste cette action. C'est là l'état dans lequel l'endroit existe et la voie est réalisée, et c'est pourquoi nous ne pouvons pas reconnaître clairement où l'endroit et la voie se trouvent -- parce qu'une telle reconnaissance et la parfaite réalisation du Bouddhisme apparaîssent ensemble et sont expérimentées ensemble. Ne croyez pas que ce que vous avez atteint entrera inévitablement votre propre conscience et sera reconnu par votre intellect. L'expérience de l'état ultime se réalise d'un coup, mais un quelque chose mystique ne se manifeste pas toujours . La réalisation n'est pas toujours définie . [21]
94 Maître Ho-tetsu [22] du Mont Mayoku utilisait un éventail. A ce moment, un moine entra et lui demanda : "On dit que la nature de l'air est d'être toujours présent et qu'il n'y a pas d'endroit qu'il n'atteigne pas. Pourquoi donc le maître utilise-t-il un éventail?"
Le maître répondit : "Tu ne connais que l'idée abstraite que la nature de l'air est d'être toujours présent, mais tu n'as pas compris le fait [23] qu'il n'y a aucun endroit que l'air ne puisse atteindre".
Le moine dit : "Quel est le sens du principe [23] 'Il n'y a aucun endroit que l'air ne puisse atteindre'?"
A ceci le maître ne fit que continuer de s'éventer.
Le moine se prosterna [24] . La véritable expérience du dharma bouddhique, le comportement vivant [25] de la tradition bouddhique [26] est comme ceci. Quelqu'un qui dit que, parce que l'air est toujours présent, nous n'avons pas besoin d'utiliser un éventail, ou que même lorsque nous n'utilisons pas un éventail, nous pouvons encore sentir l'air, ne connaît pas la toujours-présence, et ne connaît pas la nature de l'air. Parce que la nature de l'air est d'être toujours présente, le comportement des bouddhistes fait la Terre se manifester comme ou, et mûrit la Voie Lactée en fromage délicieux . [27]
Ce chapitre a été écrit vers le 15 août [28] dans le calendrier lunaire dans la première année de l'ère Tenpuku 1233, et a été offert au disciple laïc Yo Koshu du district de Kyushu. Il a été colligé dans la quatrième année de l'ère Kencho 1252.
Il est divisé en neuf paragraphes, et le huitième est plus cohérent si on le divise en deux sous-paragraphes. Ce qui fait dix paragraphes pour ce chapitre, qui peuvent être répartis en quatre groupes comme on a vu plus haut.
Je ferai référence à chaque paragraphe en utilisant le nombre entre crochet qui renvoie à la page correspondante dans mon ouvrage (Le Shôbôgenzô en japonais moderne). Le paragraphe 83 est le premier paragraphe dans lequel maître Dôgen positionne les principes fondamentaux qui gouvernent toute la structure du Shôbôgenzô. Ce premier paragraphe positionne le cadre de travail théorique et , comme tel, appartient au point de vue subjectif
Les paragraphes 84, 85, 86 et 87 sont des descriptions de situations concrètes relatives à une personne poursuivant la vérité bouddhique. Ces descriptions appartiennent ainsi au second groupe, le point de vue objectif.
Mais à l'intérieur de ce second groupement objectif, nous pouvons diviser un peu plus. Le paragraphe 84 se rapporte aux intentions personnelles ou à la volonté, et est par conséquent subjectif par nature à l'intérieur même d'un groupe objectif plus grand..
Le paragraphe 85 traite de la perception sensorielle et du monde extérieur, et se situe est ainsi dans la seconde phase (le sous-groupe objectif).
Le paragraphe 86 traite de la pratique personnelle concrète et appartient à la troisième phase.
Le paragraphe 87 traite de la réalité concrète parce qu'il explique la relation mutuelle entre le sujet et l'objet et l'idée bouddhique de base sur l'instantanéité du temps dans le présent.
Ainsi, à l'intérieur du second groupe contenant les paragraphes 84, 85, 86, et 87 nous trouvons la structure (S), (O), (A), (R) bien que les quatre paragraphes appartiennent au groupe (O).
Les paragraphes 89, 90, la première et seconde parties de 91, sont des descriptions d'efforts bouddhiques concrets, de faits bouddhiques ou de comportements bouddhiques.
Le paragraphe 89 est une explication de l'obtention de l'éveil, et l'éveil est le côté mental de la réalisation de la Vérité. Ainsi, ce paragraphe appartient à la première phase de la pratique bouddhiste: le paragraphe 89 est un paragraphe (S) dans le groupe (A).
Le paragraphe 90 décrit la situation concrète d'une personne qui a atteint l'éveil et appartient à la phase objective. Il est donc un paragraphe (O) dans le groupe (A).
Je pense qu'il est cohérent de diviser le paragraphe 91 en deux paragraphes parce que, du début du paragraphe jusqu'à la phrase des neuvième et dixième lignes: "il se pourrait que la vie soit les oiseaux et qu'elle soit les poissons", maître Dôgen illustre l'idée d'unité entre l'acteur et l'action. Mais de la phrase "Il pourrait bien y avoir d'autres expressions qui vont plus loin, même", à la fin du paragraphe, on a affaire à des faits concrets, c'est à dire la pratique, l'expérience, l'âge. Ainsi, il semble naturel de diviser ce paragraphe en deux parties.
Le paragraphe 94 est le dernier paragraphe du chapitre et appartient au groupe (R). Maître Dôgen cite l'histoire bouddhiste chinoise de maître Mayoku Ho-tetsu et de son disciple. Fondamentalement, la vérité bouddhique, c'est-à-dire la réalité, ne peut pas être décrite avec des mots. Quand maître Dôgen veut parler de la réalité, il utilise quelquefois des histoires bouddhistes ou kôan. Ce paragraphe est un exemple où il utilise une histoire chinoise pour symboliser la réalité.
Nous pouvons maintenant résumer la structure générale du chapitre:
1. 83 -- Expression du principe. Parag. (S) incluant (S),
(O), (A), et (R).
2. 84 -- Aspects théoriques de faits bouddhiques objectifs. Parag. (S)
dans le groupe (O).
3. 85 -- Aspects perceptifs de faits bouddhistes objectifs Parag. (O)
dans le groupe (O).
4. 86 -- Les faits bouddhiques concrets effectifs. Parag. (A) dans le
groupe (O).
5. 87 -- Réalisation du Dharma dans les faits bouddhiques concrets.
Parag. (R) dans le groupe (O).
6. 89 -- Description subjective des efforts bouddhiques effectifs.
Parag. (S) dans le groupe (A).
7. 90 -- Description objective des efforts bouddhiques effectifs. Parag.
(S) dans le groupe (A).
8. 91i -- Description de l'action par une image. Parag. (A) dans le
groupe (A).
9. 91ii -- Description de l'action dans l'absolu. Parag. (R) dans le
groupe (A).
10. 94 -- Expression symbolique du Dharma ou de la réalité au moyen des
kôan. Parag. (R) dans le groupe (O).
La stucture SOAR
J'ai mis en relief la façon dont le Shôbôgenzô suit cette structure SOAR spécifique, basée sur le principe des Trois Philosophies et Une Réalité. La structure SOAR nous conduit du (S)ubjectif à l'(O)bjectif, et de l'(A)ction à la (R)éalité.
La structure SOAR au niveau du paragraphe
A l'intérieur de chaque paragraphe du Genjokôan, nous pouvons encore retracer la structure SOAR. J'ai déjà analysé la structure du premier paragraphe dans ce petit livre.
La première phrase du second paragraphe décrit l'illusion résultant d'une intention subjective; elle dit : "Nous pousser à pratiquer et expérimenter des myriades de choses et de phénomènes est illusion". C'est une description subjective de la différence entre réalisation et illusion et donc, cette phrase appartient à la phase subjective.
Ensuite, la phrase suivante : "Lorsque les myriades de choses et de phénomènes nous pratiquent et nous expérimentent activement, c'est réalisation" décrit les circonstances objectives qui influencent une personne agissant, et appartient ainsi à la phase objective.
A partir de la troisième phrase, le paragraphe dit : "Ceux qui réalisent [5] totalement l'illusion sont des bouddhas. Ceux qui sont totalement dans l'illusion à propos de la réalisation sont des gens ordinaires. Il y a des gens qui atteignent une plus grande réalisation en partant de la réalisation. Il y a des gens qui augmentent leur illusion au milieu de l'illusion". Ces phrases décrivent la situation réelle de gens qui atteignent la réalisation et sont dans l'illusion au sujet de la réalisation. Ainsi, ces phrases appartiennent à la phase action.
Les deux phrases suivantes : "Lorsque les bouddhas sont vraiment des bouddhas, ils n'ont pas besoin de se reconnaître eux-mêmes en tant que bouddhas. Néanmoins, ils font l'expérience de l'état de bouddha, et ils continuent à en faire l'expérience", expriment l'état du Bouddha réalisé, et ainsi appartiennent à la phase ultime.
Ainsi, dans le second paragraphe 84, la première phrase appartient à (S), la seconde phrase appartient à (O), les quatre suivantes à (A), et les deux dernières à (R).
Un autre exemple apparaît dans le paragraphe suivant 85. Ce paragraphe traite des perceptions directes, donc, l'ensemble du paragraphe appartient à (O). Mais en même temps, la première phrase, "nous nous servons de notre corps-esprit pour regarder les formes, et nous nous servons de notre corps-esprit pour écouter les sons," traite à la fois de l'aspect mental du sujet (S), et des perceptions du monde extérieur ou des objets par nos sens physiques (O).
La dernière partie de la phrase, "notre perception humaine ne pourra jamais être comme la réflexion d'une image dans un miroir, ni comme l'eau et la lune." décrit la situation réelle de nos facultés perceptives humaines et ainsi appartient à (A).
La phrase suivante "Lorsque nous affirmons un côté, nous sommes aveugles à l'autre" exprime la réalité de notre capacité de percevoir avec nos sens, et ainsi appartient à (R).
De même, nous pouvons retracer la structure SOAR au niveau du paragraphe dans la presque totalité des paragraphes du Shôbôgenzô.
La structure SOAR niveau de la phrase
Au début du Genjô-Kôan, nous trouvons la phrase suivante : "Au moment où toutes choses et phénomènes sont enseignements du Bouddha, alors il y a illusion et réalisation, pratique et expérience, vie et mort, bouddhas et gens ordinaires." La phrase comprend quatre paires de mots : illusion et réalisation, pratique et expérience, vie et mort; et bouddhas et gens ordinaires. La première paire, illusion et réalisation, renvoie aux distinctions d'état d'esprit et est de type (S). La seconde paire, pratique et expérience, est concrète et factuelle, et est donc de type (O). La vie et la mort sont directement reliées à l'existence et ainsi sont de type (A). Bouddhas et gens ordinaires sont des distinctions que l'on fait dans notre vie réelle et sont de type (R). Ainsi, à l'intérieur d'une même phrase, la structure SOAR est opérationnelle. C'est là une claire indication que maître Dôgen a utilisé cette structure à quatre phases tout au long de son ¦uvre philosophique
La structure SOAR au niveau de la composition des mots
Parce que toute la pensée de maître Dôgen était à quatre phases, nous retrouvons la structure SOAR même au niveau de la composition des mots. Par exemple, il y a quatre composés particuliers qui sont fréquement utilisés à travers le Shôbôgenzô. Ce sont chônei, ganzei, kentô et biku. Le composé chônei signifie une tête. Il est souvent utilisé comme symbole de la pensée intellectuelle. ganzei signifie globe oculaire et est souvent utilisé pour indiquer l'objectif ou le point de vue matériel. kentô signifie un poing et est souvent utilisé comme symbole de l'action. Et biku signifie les narines, utilisées comme symbole de la vie elle-même, remontant à l'ancienne croyance indienne que l'air que nous respirons est la base de notre vie.
Ainsi, ces quatre composés comportent la structure SOAR, chônei ou l'intellect est (S), ganzei ou la perception sensorielle est (O), kentô ou l'action est (A) et biku ou la vie elle-même est (R). Sans comprendre le symbolisme véhiculé par ces quatre mmots composés importants du Shôbôgenzô, il est extrèmement difficile d'en comprendre la véritable signification.
Un autre exemple sont les quatre composés hôshin, shugyô, bôdai, et nehan. Hôshin est une abréviation de hotsu bôdaishin, établissement de la volonté vers la vérité, shugyô signifie des efforts concrets dans la recherche du bouddhisme, bôdai signifie arriver à la vérité, et nehan est l'état serein et paisible lui-même.
Hôshin est la volonté, le désir et ainsi (S), shugyô représente l'effort concret et est ainsi (O), bôdai est action (A), et nehan est la vérité (R). Ce n'est qu'en reconnaissant la structure SOAR que nous pourrons interpréter d'une manière significative ces groupes de composés dans le Shôbôgenzô.
La structure SOAR au niveau des caractères d'un mot
Si nous postulons que la structure SOAR parcourt toute la pensée et l'¦uvre de maître Dôgen, nous devrions être capable de la retracer même au niveau des caractères d'un mot. Et en fait, nous pouvons le faire!
Le concept central du bouddhisme, le dharma, est traduit en japonais par hô. Alors que je commençais à saisir l'organisation globale des pensées dans le Shôbôgenzô, j'ai remarqué que hô était utilisé de plusieurs manières différentes suivant le contexte. Ces plusieurs manières pouvaient facilement être classées en quatre groupes.
La première signification de hô est celle d'enseignement du Bouddha Gautama. Celui-ci nous a enseigné la vérité philosophique suprême que nous appelons dharma. Ainsi hô peut ici être traduit comme enseignement, philosophie, théorie, principe. La première phrase du Genjôkôan contient le composant buppô, une combinaison de butsu et hô. Ici, butsu signifie Bouddha et dans ce contexte hô signifie enseignement, donc buppô signifie l'enseignement bouddhique qui appartient au groupe (S).
Mais dans la même phrase nous trouvons le composé shoho, une combinaison de sho et ho, qui signifie toutes les choses et phénomènes. Ici sho signifie multiple et ho signifie le monde extérieur, la substance matérielle, l'environnement. Donc ho aussi a cette interprétation concrète (O).
Dans le paragraphe 91 du Genjô-kôan, nous trouvons cette phrase : "Mais quand on trouve cet endroit ici et maintenant, il s'ensuit naturellement que notre comportement présent réalise l'Univers." Le mot japonais qu'on traduit par "ici et maintenant" est ippô, une combinaison de ichi, un et hô, dharma. Dans ce contexte, hô suggère notre conduite au moment présent (A).
Et dans le dernier paragraphe 94, les mots " La véritable expérience des dharmas bouddhiques" est buppô en japonais. Dans ce contexte le hô de buppô signifie dharma ou l'ineffable réalité suprême. (R).
Ainsi, même au niveau des caractères d'un mot, la groupement SOAR peut être vu comme une partie intégrale de la structure du Shôbôgenzô.
La structure SOAR et sa pertinence dans l'histoire de la pensée dans le monde
Pour conclure, je vais positionner fermement la structure SOAR dans les courants mondiaux de la pensée.
L'une des différences les plus importantes ente les humains et les singes se situe dans le poids de leurs cerveaux respectifs. Ce fait nous permet de penser que les humains sont bien plus intelligents que les singes. En fait, personne ne peut sérieusement renier le fait que l'intellect est la caractéristique centrale qui démarque les humains des autres espèces.
La civilisation gréco-romaine est peut-être un des points culminant du développement de notre monde et c'est là que nous observons pour la première fois la division de la pensée en deux courants distincts. Nous pouvons comprendre comment cela s'est passé par la nature même de la pensée: on regarde vers l'intérieur et on devient subjectif, ou vers l'extérieur et nous devenons objectif. Nous n'avons pas d'autre choix au niveau intellectuel.
Platon regardait sans nul doute vers l'intérieur : un idéaliste qui a basé sa philosophie sur la vérité des idées. Mais cette civilisation a aussi produit Démocrite, qui décrivait le monde comme une accumulation de molécules. C'était un matérialiste. Ces deux points de vue philosophiques sont toujours en conflit; les croyances des uns contredisent celles des autres. Les idéalistes croyent en la liberté humaine ; les matérialistes sont déterministes. Les deux concepts s'excluent mutuellement.
Dans les derniers jours de l'Empire romain, la philosophie platonicienne, intrinsèquement idéaliste, a rencontré la religion chrétienne émergente. La philosophie de Platon, la puissance des idées et la suprématie de l'esprit donnèrent au christianisme une solide base philosophique à partir de laquelle il pouvait expliquer ses croyances, et c'est cela qui permit au christianisme de se développer et de monter en puissance au fur et à mesure de son expansion dans l'Europe médiévale.
L'époque médiévale en Europe a été dominée par les croyances chrétiennes ; esprit et foi furent révérés tandis que le corps physique, la matière et le monde séculier étaient écartés. A partir de ce moment, l'Europe médiévale plongea dans l'ère de l'idéalisme (S).
A Renaissance, les gens ont redécouvert leur corporalité et leur perception sensorielle. Les croyances se sont peu à peu centrées sur ce qui pouvait être perçu par les sens, et, sur ce qui ne le pouvait pas, le doute s'est élevé. Ce qui a marqué le début de l'ère scientifique. Quelque part dans la période entre 1500 et 1700, c'est-à-dire au commencement de la révolution scientifique, a pris place un mouvement irréversible vers la science et hors des religions. Par conséquent, alors que la science devenait plus forte, la force des religions idéalistes diminuait, atteignant un point creux quelque part vers le milieu du 19ème siècle. La philosophie matérialiste de Marx marquait peut être le point culminant de la pensée matérialiste, conduisant Nietzsche à proclamer que nos dieux étaient morts. La période de la Renaissance jusqu'à la fin du 19ième, ensuite, représente une forte phase matérialiste (O) dans le développement de notre civilisation.
Quand il devint évident que la vision scientifique du monde ne laissait aucune place pour les dieux, la religion, l'esprit, cela donna naissance à un sentiment de malaise, d'anxiété. Et cette anxiété fut la force motrice de la recherche d'une nouvelle philosophie pour dépasser le matérialisme. Existentialisme, pragmatisme, phénoménologie sont tous des philosophies de vie qui ont pour but de retrouver la valeur du comportement humain, l'éthique et la notion de l'être. En ce sens, elles sont concernées par nos actions (A) en ce monde.
Dans cette esquisse à plutôt grands traits du cours de la civilisation occidentale, nous pouvons voir les origines de l'idéalisme (S) dans la Grèce antique, la redécouverte de la matière et du monde extérieur (O) à la Renaissance, l'acmé de la vision matérialiste vers le milieu du 19ième siècle, et une orientation vers la recherche d'une philosophie qui transcende les deux (A) dans les temps modernes. Mais si nous nous limitons dans notre recherche au domaine de l'intellect, c'est-à-dire le domaine dans lequel nous analysons et comprenons le monde par la raison seulement, le domaine où l'esprit règne en maître, il nous est impossible de trouver une nouvelle philosophie qui permette de reconquérir la valeur humaine au milieu de nos sociétés matérialistes
Pour guider notre civilisation vers une ère nouvelle, une ère dans laquelle notre conduite réelle a de la valeur, aussi bien que nos pensées relatives à cette conduite, alors nous devons réaliser le sens et les limites de l'intelligence humaine. Ceci parce que notre véritable conduite sur terre n'est pas une activité intellectuelle. Dans le domaine de l'activité intellectuelle, nous pouvons trouver deux approches ou philosophies fondamentales; la philosophie du sujet et la philosophie de l'objet. Mais notre conduite, nos actions, n'appartiennent pas au même domaine que la philosophie. Il est très simple, mais très important de se rendre compte de ce fait. Le corpus de connaissances qui décrit ce fait n'est également qu'une philosophie -- je l'ai appelé Philosophie de l'Action.
En utilisant la structure SOAR que j'ai exposée ici, on peut remettre les philosophies idéaliste et matérialiste à leur juste place. Et on peut aller plus loin pour constater que la philosophie de l'action, bien qu'ensemble de connaissances, n'est pas limitée à des discussions dans le domaine de l'intellect -- elle montre une façon d'entrer dans le domaine-même de l'action. Cette voie est la pratique éternelle de zazen. Dans la condition de zazen, nous nous asseyons dans la réalité et pouvons clairement réaliser ce fait. Et l'expérience de se trouver dans la réalité plutôt que vivre dans le monde de l'intellect nécessite sa propre philosophie nouvelle. Ainsi, la structure SOAR devient un pont entre philosophie traditionnelle et réalité -- un pont entre le monde matérialiste de la société moderne et une nouvelle ère de la civilisation humaine fondée sur la conduite ou l'action elle-même. C'est la valeur du Shôbôgenzô et c'est le message de maître Dôgen.
J'espère sincèrement que les nombreux spécialistes des religions à travers le monde seront sensibles au message du Shôbôgenzô. J'espère que la structure SOAR que j'ai mise en évidence ici, aidera l'ouvrage de maître Dôgen à trouver sa juste place dans l'histoire mondiale de la pensée.
Notes
1. Cette citation, ainsi que toutes celles qui suivent, dans cet article, sont tirées de la traduction de G.W. Nishijima et Mike Cross.[retour]
2. Fu est une négation, raku signifie "tomber", dans signifie "cause" et ka signifie "effet". La traduction littérale est donc "ne tombe pas [dans] la cause et l'effet." [retour]
3. Fu est une négation, mai signifie "pas clair" ou "ignorant", et inga signifie "cause et effet". La traduction littérale est donc "ne pas [être] pas clair [à propos] de la cause et de l'effet." [retour]
4. Je traite ce problème en détail dans mon article "A Buddhist Monk's View de the Theological Encounter III" soumis pour publication dans The Journal de Buddhist-Christian Studies. [retour]
5. "Toutes choses et phénomènes" est à l'origine sho-ho (tous les dharmas). Le mot sanscrit dharma a de nombreux sens, par exemple, loi, enseignements, substance, entité, chose, pratique, etc. [ [retour] [retour] [retour]
6. "Enseignements bouddhistes" est à l'origine buppo (dharma bouddhiste). [retour]
7. "Millions de choses et de phénomènes" est à l'origine banpo (dizaines de milliers de dharmas). [retour]
8. "Trace" et "signes" sont à l'origine le même mot -- seki. "Continuellement, moment par moment" est à l'origine cho-cho (long-long). [retour]
9 "Sans apparence" est fu-sho. Fu exprime la négation. Sho signifie "apparaître" ou "apparition," et aussi "vivre" ou "vie." Selon la théorie bouddhiste de l'instantanéité, l'Univers appraît et disparaît à chaque instant. C'est à dire que l'Univers existe momentanément. Et c'est parce qu'il existe momentanémentqu'il n'est pas possible de dire qu'il apparaît ou disparaît d'un moment au suivant. Donc "sans apparition" exprime l'instantanéité de l'Univers, et "sans disparition" exprime aussi l'instantanéité de l'Univers. [retour]
10. Dans tout ce paragraphe, "être réfléchi dans" est à l'origine yadoru, demeurer. [retour]
11. Litt. "ne rompt pas." Autrement dit, la réalisation ne change pas l'homme lui-même. [retour]
12. Autrement dit, un homme ne change pas l'état de la réalisation. [retour]
13. Litt. "Pour ce qui est de la longueur et de la brièveté du temps, nous devons examiner la petite eau et la grande eau, et il nous faut discerner la largeur et l'étroitesse du ciel et de la lune." [retour]
14. Litt. "un côté." [retour]
15. "Collier de perles" est à l'origine yo-raku, du sanscrit muktahara. Cette phrase fait référence à une idée citée dans le commentaire intitulé Sho Dai Jo Ron Shaku Ryaku Jo. L'idée, c'est que différents sujets voient le même océan de façons différentes. Pour un poisson, c'est un palais, pour les dieux, c'est comme un collier de perles, pour les humains, c'est de l'eau, et pour les démons, c'est du sang ou du pus. [retour]
16. Banpo. Voir note 7. [retour]
17. Litt. "Poussière intérieure" (le monde séculier) et "au-delà du cadre" (le monde bouddhiste transcendant). [retour]
18. Banpo no kafu. Litt. "le style habituel de dizaines de milliers de choses et de phénomènes." Ka signifie "foyer", la vie quotidienne ou usuelle. Fu signifie le vent, l'atmosphère, ou le style. [retour]
19. La phrase d'origine est dans le style d'une double négation: "Il ne s'agit pas de ne pas réaliser les limitations à chaque tête, et il ne s'agit pas de ne pas faire de pirouettes à chaque endroit." [retour]
20. Litt. "obtenir" ou "atteindre." [retour]
21. "Pas toujours défini" est à l'origine deux caractères, ka et hitsu. On se servait de ces caractères en chinois pour exprimer les questions: "Comment faut-il...?" ou "Comment peut-on décider que...?" [retour]
22. Successeur de Maître Baso Do-itsu (ch. Mazu Daoi). [retour]
23. "Fait" et "principe" sont à l'origine le même mot dori. [retour]
24. Shinji Shobogenzo.2° pt, no.23. Selon l'histoire rapportée dans le Shinji Shobogenzo, après les prosternations du moine, le maître dit, "Inutile maître de moines! SI tu avais mille étudiants, quel gain en tirerais-tu?" [retour]
25. "Comportement" est à l'origine "air" (fu). Fu signifie "vent," "air" ou "atmosphère," et donc "style", "coûtumes," "façons" ou "comportement." Il sert souvent dans le Shobogenzo dans ce dernier sens, par exemple, para.[90] de ce chapitre dans la phrase banpo no ka-fu, "la manière dont sont naturellement les choses" [retour]
26. Litt. "le chemin vigoureux authentiquement transmis." [retour]
27. Maître Goso Ho-en disait dans son prêche formel, "Changer la Terre en or, et cailler la Voie Lactée en fromage." Fromage est so-raku, qui est un produit laitier comme le yoghourt ou le fromage. La métaphore est encore plus appropriée en anglais que sous sa forme d'origine, puisque la galaxie que nous appelons "Voie Lactée" s'appelle en chinois la "Longue Rivière". [retour]
28 Litt. "vers le milieu de l'automne." Dans le calendrier lunaire, l'automne est en juillet, août, et septembre. En août le 15 tombait toujours sur la pleine lune. Comme le ciel d'automne est habituellement très clair, on disait que ce jour était le meilleur pour observer la lune. Maître Dogen aimait à regarder la lune, de sorte que le 15 août était pour lui une de ses journées de prédilection [retour]
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