Mise à jour de cette version française : 15 novembre 2006 |
Ne pas faire le mal.
Ne pas faire le Mal:
Conférence sur la moralité bouddhiste de Eido Michael Luetchford
Novembre 1997
La plupart des religions ont les idées claires sur ce qui est bien et mal. Le Christianisme, par exemple croit en l'existence de deux aires de la moralité; un monde du bien (le ciel) et un monde du mal (l'enfer). Quoique les populations appartenant aux cultures chrétiennes puissent ne plus croire en l'existence réelle de ces deux mondes, comme c'était le cas au Moyen-Age, elles croient toujours nettement qu'il y a deux sortes d'action: les bonnes et les mauvaises.
Les religions posent généralement des critères moraux pour guider les croyants vers le bien et les éloigner du mal. C'est à dire que les gens croient que les actions peuvent être jugées comme bonnes ou mauvaises. Et ils croient qu'il est possible de les délimiter clairement l'un de l'autre. Le Christianisme tient les Dix Commandements comme bases des bonnes et des mauvaises actions, mais dans la pratique, les sociétés chrétiennes ont développé des systèmes éthiques et des lignes de conduite pour enseigner aux gens ce qui est bien et ce qui est mal. Il n'est pas exagéré de dire que l'un des objectifs du Christianisme est d'éliminer le mal de la surface du globe et de n'y laisser que le bien. Cependant, d'un point de vue bouddhique, ceci a l'air d'un exercice stérile. Les bouddhistes croient que la réalité ou Dharma est au-delà des concepts de bien et de mal; c'est-à-dire qu'elle contient autant l'un que l'autre sans séparation, dans un état pré-conceptuel. Tenter d'éliminer la moitié de la réalité paraît, par définition, irréalisable. Bien plus encore, l'effort conscient d'éliminer la moitié de la réalité est aussi une sorte d'affirmation de l'existence de précisément cette partie qu'on voudrait enlever.
Le Bouddhisme ne dit pas qu'il n'y a pas de moralité; il affirme l'importance centrale de la morale et de la conduite éthique dans toutes les domaines de la vie. Son approche de la conduite morale, cependant, est très différente des enseignements de la société chrétienne. Quoique le Bouddhisme croie dans l'action juste, il insiste que l'action juste n'est pas la même chose que notre concept de l'action juste; que l'action morale ne coïncide pas toujours avec nos notions préconçues de la moralité. La raison en est que le Bouddhisme croit que seul cet endroit-ci et ce moment-ci sont réels et que tout le reste, passé et avenir, n'ont pas d'existence réelle. Il en découle donc que le seul endroit où la conduite peut être bonne ou mauvaise c'est ici et maintenant. De la sorte, le Bouddhisme souligne que le bien et le mal sont concernés par le moment présent, ici et maintenant. Agir de façon morale signifie agir correctement à ce moment précis. Agir correctement en ce moment-même est la seule véritable moralité. Evidemment, nous pouvons discuter du bien et du mal en tant que concepts abstraits, mais ces abstractions sont toujours séparées de la situation réelle à laquelle nous sommes confrontés ici et maintenant, et sont de la sorte partiales, et ne pourront jamais servir de guide complet pour notre action au présent.
Le Bouddhisme donne pourtant des lignes de conduite pour une bonne conduite, sous la forme des préceptes bouddhistes. Cependant, les préceptes bouddhistes ne se veulent pas des règles rigides qu'on doit suivre sous peine de commettre un péché, comme par exemple le sont les Dix Commandements chrétiens. Les Préceptes bouddhistes sont des lignes de conduite pour une conduite correcte. Mais dans les situations réelles, notre conduite est décidée par l'état de notre corps/esprit au moment de l'agir, et non par les Préceptes seuls. Nous essayons sincèrement de suivre les préceptes, mais si nous rompons l'un des préceptes, le Bouddhisme nous incite à retrouver l'état d'équilibre et à agir correctement au présent, plutôt que de faire pénitence pour la mauvaise conduite passée, qui est passée et ne pourra jamais être changée.
Ce que dit le Bouddhisme, c'est que nous agissions moralement ou correctement, ou pas, en ce moment ne dépend pas de notre concept ou de notre croyance en ce qui est bien et ce qui est mal, mais de l'état de notre corps et esprit au moment présent. Evidemment , nous ne pouvons pas dire que la discussion sur la morale n'a aucune valeur, mais discuter de morale et être moral sont différents, et être moral ne repose pas sur une discussion de la morale, mais sur notre état au moment présent.
Si nous sommes un peu déséquilibrés, ou dérangés pour quelque raison, nous agissons parfois d'une manière dans laquelle nous n'agirions pas normalement; par exemple, nous faisons quelque chose qui nous excite ou nous perturbe. Lorsque nous agissons ainsi, nous excitons ou perturbons d'abord et avant tout nous-mêmes. Ceci se reproduit souvent au cours de notre vie quotidienne, et la plupart du temps, nous ne nous en rendons pas compte. Par exemple, nous nous irritons légèrement à propos de quelque chose (répulsion) ou nous sommes fortement attirés par autre chose (attirance). généralement, nous continuons notre vie normale, et notre humeur ou notre état balance un peu de l'agressif au passif, de l'attirance à la répulsion, et nous retrouvons notre équilibre à mesure qu'avance la journée. Il arrive parfois que notre oscillation soit assez ample pour que nous remarquions que nous sommes excités ou en colère ou quoi que ce soit, et occasionnellement nous constatons nettement que notre propre état est perturbé.
Etre dans un état de perturbation est en rapport avec un déséquilibre dans notre système nerveux autonome. Lorsque le système nerveux parasympathique est plus fort, nous sommes habituellement passifs, et aimables, peu disposés à nous disputer, mais enclins au désir. Lorsque le système nerveux sympathique est le plus fort, nous sommes habituellement agressifs et idéalistes, enclins à la chicane et sans égards pour le confort physique. On en connaît pas encore parfaitement le mécanisme, mais il est probable qu'il existe un effet de retour; c'est-à-dire qu'une conduite agressive peut stimuler davantage le système nerveux sympathique et qu'un puissant désir peut stimuler encore plus notre système nerveux parasympathique. Ceci est également en rapport avec les changements chimiques d'hormones et les niveaux d'endocrines dans notre sang, ainsi qu'en d'autres parties du corps, et ces transformations de niveaux chimiques nous suivent un certain temps. De sorte que si, par exemple, j'ai trop bu, non seulement je me saoûle, mais je me sens aussi différent de la normale pendant plus d'une journée après. ou si j'ai eu une querelle et que j'ai perdu mon sang-froid (cause), je me sens perturbé, et cet état de perturbation va perdurer en moi pendant un certain temps (effet). De cette manière, la cause et l'effet s'étendent du domaine mental jusqu'au domaine physique. Notre état physique affecte notre état mental et vice-versa. En fait, le Bouddhisme dit qu'il y a deux faces à toute chose. Le corps et l'esprit ne font qu'un
Si donc j'agis d'une manière qui n'est pas équilibrée, je me perturbe tout seul, et cette perturbation demeure dans mon corps/esprit. Lorsque nous constatons que nous nous sommes perturbés de cette manière, nous sentons parfois que nous avons mal agi. "Oh, je n'aurais pas dû tant boire!" ou bien, "Je n'aurais pas dû engueuler cette personne", ou autre chose du genre. Ou bien une partie de nous-mêmes nie qu'il y ait quelque chose de mal à avoir fait ce qu'on a fait. Ces deux points de vue opposés, culpabilité et dénégation, nous font souvent nous sentir ambivalents par rapport à nos actions, incapables de voir ou de décider clairement si notre action était "bonne" ou "mauvaise".
Afin d'expliquer les conceptions bouddhistes sur la question du bien et du mal, Maître Dôgen a écrit un chapitre du Shôbôgenzô appelé Shoaku-makusa &emdash; "Ne pas faire le mal". Il y cite un ancien quatrain bouddhiste qui dit que de faire le bien, ne pas faire le mal, est l'enseignement de tous les Bouddhas; que si nous faisons le bien, notre conscience deviendra claire (l'esprit sera purifié). Dans ce chapitre, il dit que ne pas faire le mal est simple à dire, simple à comprendre, mais extrêmement difficile à réaliser. Il cite une histoire sur un bonze qui demande à son maître qu'elle est la grande intention du Bouddha-Dharma. le maître répond: "Ne pas commettre de mauvaises actions. Pratiquer les différentes sortes de bien." Le bonze rétorque que même un enfant de trois ans pourrait exprimer un principe aussi simple, s'attendant à ce que la Grande Intention soit quelque chose de bien plus sophistiqué et compliqué. Le maître réplique que bien qu'une enfant de trois ans puisse l'exprimer, même un vieillard de quatre-vingts ans ne peut le pratiquer.
Maître Dôgen affirme aussi que ne pas faire le mal n'est pas une affaire de discussion morale, mais d'action morale, ici et maintenant. Il dit que le "Mal" est simplement "Ne pas Faire". Ce qu'il veut dire par là, c'est que ce n'est qu'ici et maintenant que nous avons le choix de l'action. qu'ici et maintenant, nous devrions agir correctement. Le choix de l'action est intuitif et ne peut être conceptualisé dans l'instant. Lorsque nous sommes équilibrés, nous agissons. Lorsque nous ne sommes pas équilibrés, nous agissons. Lorsque nous agissons, nous nous équilibrons. A l'instant d'agir, il n'y a pas le temps de réfléchir sur ce qui est "bien" ou "mal". Il n'y a que l'action au moment présent. Lorsque nous agissons correctement, nous maintenons l'état paisible d'équilibre, et lorsque nous agissons incorrectement, nous nous perturbons.
Quoique le Bouddhisme dit que l'action morale n'est pas un sujet à discussion, mais l'affaire de notre action ici et maintenant, expliquer la situation peut aider. Cela aide à comprendre la simple situation de cause et d'effet, et comment elle s'étend, pas seulement à travers le monde physique, mais aussi dans le domaine de la morale. Si notre conduite est correcte, nous agissons en accord avec tout ce qui nous entoure et nous ne nous perturbons pas nous-mêmes: nous suivons la loi de l'Univers. Si notre conduite est mauvaise, nous nous perturbons et perdons l'état d'équilibre. Nous perdons notre paix intérieure. mais parce que l'agir au présent est la base de l'équilibre, c'est en agissant que s'accomplit notre rédemption. Nous pouvons alors oublier notre mauvaise conduite passée et entrer dans l'état d'équilibre au moment présent. Et il dit que la meilleure façon de trouver notre équilibre au présent, c'est de pratiquer Zazen. Il y a tant de façons pour nous d'agir sincèrement, et toutes ces actions consistent à trouver l'équilibre au moment présent. Mais la pratique de Zazen est si claire, si simple, il est si facile de s'y appuyer que nous l'adoptons comme notre méthode standard. Elle est salvation. Elle est la manière de réaliser la véritable nature de l'action morale en pratiquant l'action morale au moment présent.
Q: Je me demande si c'est une contradiction ou si c'est plutôt un paradoxe: vous dites que "SI nous sommes un peu déséquilibrés ou perturbés", nous agissons parfois d'une manière que nous ne ferions pas normalement. Lorsque nous agissons ainsi, nous excitons ou nous perturbons nous-mêmes d'abord et avant tout. Et pourtant, vous dites aussi que "Lorsque nous agissons, nous nous mettons en équilibre", et que, parce que l'agir au présent est la base de l'équilibre, "c'est en agissant que s'accomplit notre rédemption. " Je suppose que ce que vous dites ici, c'est qu'en agissant "correctement", nous récupérons notre équilibre. Mais comment pouvons nous agir correctement lorsque nous ne sommes pas équilibrés? Est-ce de par notre choix, libre-arbitre, qu'il existe au moment présent? Est-ce que ça ne demande pas une certaine force ou volonté ( ou est-ce l'intellect?) d'aller à l'encontre de notre état de déséquilibre?
R: Ce que vous dites à propos de contradiction ou de paradoxe est exact. I y a un paradoxe. Ce paradoxe c'est, comment pouvons-nous jamais nous remettre au moment présent de notre mauvaise conduite passée, c'est-à-dire tout moment antérieur au moment présent. Je pense que la réponse au paradoxe ne peut se trouver que dans l'expérience réelle. Nous nous en remettons, en fait. Si j'essaye d'analyser la chose, je sens que je m'en remets à travers deux choses: l'une étant au moyen de mes actions subséquentes dans les moments présents subséquents, et l'autre au moyen de la pratique de Zazen. Mais la rémission qui survient naturellement grâce aux action subséquentes dans les moments subséquents est assez lente: ça prend un moment. Alors que, lorsque je pratique Zazen, je sens que ma conduite passée se dissout dans l'air diaphane. Elle disparaît. Je sens que je me remets d'aplomb directement. Mais si on considère cela comme un processus, il y a des degrés. Si je suis très perturbé, alors ça prend beaucoup de moments d'action quotidienne pour revenir à la normale. Et il me faut beaucoup de séances de zazen pour recouvrer mon état pacifié. Mais l'aspect principal, c'est que je crois en une "méthode de rédemption", c'est-à-dire une méthode pour me remettre d'aplomb. Même si je ne ressens aucune intention de me racheter lorsque je pratique Zazen, c'est comme ça que je puis le décrire le mieux. Je ne pratique pas Zazen afin de me mettre d'aplomb, mais je sens que Zazen EST me remettre d'aplomb. De sorte que , pour revenir à votre question de départ, 'Comment pouvons-nous agir dans un état de déséquilibre et nous perturber, mais ensuite agir le moment suivant pour restaurer notre état d'équilibre', la seule réponse que je puisse trouver, c'est c'est que nous le faisons réellement. Nous agissons EFFECTIVEMENT parfois en sorte de nous perturber, et nous appelons EFFECTIVEMENT ce type d'action 'mauvaise'. Et nous POUVONS agir le moment d'après, et récuperer quelque chose de notre équilibre. c'est ce que nous faisons tout le temps. La meilleure définition de ce processus, c'est une 'oscillation' autour de l'état d'équilibre. Mais si nous tentons de décrire ce qui se produit dans le détail, c'est un paradoxe. Ce n'est pas consistant, au plan logique. Dans le Shoaku-makusa, maître Dôgen écrit: "Lorsque le Dharma est en équilibre, le mal est en équilibre". Dans l'action présente, il n'y a rien qui soit séparé de la réalité que nous puissions appeler "mauvais". Maître Dôgen écrit que nous sommes toujours libres au moment présent, et que la liberté est liberté d'agir complète. Mais en même temps, notre action est influencée par notre état physique, qui est amené par nos moments passés. Ce qui fait que nous ne sommes pas libres, nous sommes liés par la cause et l'effet. la solution au paradoxe n'est pas une solution intellectuelle; elle se trouve dans la réelle action concrète au moment présent. Au moment d'agir, tout discrimination entre le bien et le mal disparaît. Le jugement vient toujours après l'événement