Le Zen et l'Art de l'Entretien de la Motocyclette.
de Robert M. Pirsig
En cherchant une référence, j'ai retrouvé ceci, dans l'un de mes auteurs favoris, Robert Pirsig, "Le Zen et l'Art de l'Entretien de la Motocyclette". Et qui m'a toujours semblé illustrer excellemment la pratique quotidienne du Bouddhisme Zen, à chaque instant. Vous aurez pu lire ailleurs que je trouvais que la traduction publiée par le Seuil, il y a une vingtaine d'années, méritait le pilon. En effet, outre qu'elle est souvent fautive, les traducteurs ont fait sauter un certain nombre de passages qui, visiblement leur posaient problème, sans compter que le choix de style de la traduction donne plus un rythme de balade en vélo qu'en moto. J'ai donc traduit ces extraits directement du texte original.
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Les bouddhistes zen parlent de «seulement s'asseoir», une pratique de la méditation dans laquelle l'idée d'une dualité entre le soi et l'objet ne domine pas la conscience. Ce dont je parle ici à propos de l'entretien de la moto, c'est «seulement réparer», dans laquelle l'idée d'une dualité entre soi et l'objet ne domine pas la conscience. Lorsqu'on n'est pas dominés par des sentiments de séparation d'avec ce sur quoi on est en train de travailler, alors on peut dire qu'on y est «attentifs». C'est ça que c'est vraiment, l'attention : un sentiment d'identification avec ce qu'on est en train de faire. Quand on a ce sentiment, alors on peut voir l'autre face de cette attention, la Qualité elle-même.
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Ainsi que l'indiquait la description du cours de jugeottologie, cette partie interne du champ peut être répartie en trois types de pièges internes : ceux qui bloquent l'intelligence affective, appelés «pièges à valeurs»; ceux qui bloquent l'intelligence cognitive, appelés «pièges à vérité»; et ceux qui bloquent le comportement psychomoteur, appelés «pièges à muscles».
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Les pièges à valeurs sont de loin le groupe le plus grand et le plus dangereux.
Parmi les pièges à valeurs, celui qui est le plus répandu et le plus pernicieux, c'est la rigidité mentale. Il s'agit d'une incapacité à réévaluer ce qu'on voit à cause d'un engagement envers des valeurs antérieures.
Le prochain (piège) est important. C'est le piège à détermination interne
de l'égo. L'égo n'est pas entièrement distinct de la rigidité mentale,
mais il en est l'une des nombreuses causes.
Si vous avez une haute idée de votre propre valeur, votre capacité à
reconnaître des faits nouveaux s'en trouve affaiblie. Votre égo vous isole
de la réalité de la Qualité. Lorsque les faits démontrent que vous avez
bêtement gaffé, vous êtes bien moins susceptible de l'admettre. Lorsqu'une
information fausse vous fait faire bonne figure, vous êtes susceptible d'y
croire.
Si la modestie ne vous vient ni facilement ni naturellement, une façon de
sortir de ce piège est au moins d'en feindre l'attitude. Si vous vous
contentez de croire délibérément que vous ne valez pas grand-chose, alors
votre détermination augmente lorsque les faits prouvent que vous avez
raison. Vous pourrez ainsi continuer jusqu'au moment où les faits
prouveront que votre postulat est incorrect.
L'anxiété, le piège à détermination suivant, est en quelque sorte à
l'opposé de l'égo. Vous êtes tellement convaincu que vous faites tout de
travers, que vous avez peur de faire quoi que ce soit. Vous réparez des
choses qui n'en ont pas besoin, et vous partez en chasse de problèmes
imaginaires. Vous sautez sur des conclusions aberrantes et vous
introduisez toutes sortes d'erreurs dans la machine à cause de votre
propre nervosité. Ces erreurs, lorsque vous les commettez, tendent à
confirmer la sous-estimation que vous aviez de vous-même au départ. Ceci
conduit à de nouvelles erreurs, qui conduisent à plus de sous-estimation,
en cercle vicieux.
La meilleure façon de sortir de ce cercle, je pense, c'est de coucher vos
anxiétés sur le papier.
Le piège suivant qui vient à l'esprit est l'ennui . Il se trouve à
l'opposé de l'anxiété et accompagne généralement les problèmes d'égo.
L'ennui signifie que vous avez quitté la voie de la Qualité, vous ne voyez
plus les choses avec un esprit neuf, vous avez perdu votre «esprit du
débutant» et votre moto est en grand danger. L'ennui veut dire que votre
provision de détermination est basse et qu'il faut en faire le plein avant
toute chose.
Quand vous vous ennuyez, arrêtez! Allez au spectacle. Allumez la télé.
Prenez la journée. Faites n'importe quoi, mais ne travaillez pas sur la
bécane. Si vous n'arrêtez pas, la prochaine chose qui se produira, c'est
la Grosse Connerie, et c'est alors que tout l'ennui et la Grosse Connerie
se combinent en un seul de ces coups du sort des dimanches qui vous vident
de toute votre détermination, et vous stoppent vraiment.
Le Zen a quelque chose à dire à propos de l'ennui. Sa pratique essentielle de «juste s'asseoir» doit être l'activité la plus ennuyeuse du monde -- après la pratique hindouïste de se faire enterrer vivant. Vous ne faites pas grand-chose; ne bougez pas, ne pensez pas, ne vous préoccupez de rien. Que pourrait-il y avoir de plus ennuyeux? Et pourtant, au centre de tout cet ennui se trouve précisément ce que le bouddhisme zen veut enseigner. Qu'est-ce que c'est? Qu'y a-t-il au centre-même de cet ennui que vous n'arriviez pas à voir?
L'impatience est apparentée à l'ennui mais elle résulte toujours d'une seule cause : une sous-estimation du temps que va prendre le boulot. On ne sait jamais vraiment ce qui va se passer et il y a très peu de boulots qui vont aussi vite que prévu. L'impatience est la première réaction à un revers et peut vite tourner à la colère si on ne fait pas attention.
La meilleure chose à apprendre vraiment, c'est de savoir reconnaître un de ces pièges lorsque vous êtes tombés dedans et de travailler dessus avant de retourner à la machine.
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Je voudrais parler maintenant des pièges à vérité et des pièges à muscle et m'arrêter dans ce chautauqua pour aujourd'hui.
Les pièges à vérité ont à voir avec des données qui sont perçues et se trouvent dans les wagons du train (*il s'agit d'un train métaphorique*). Pour la majeure partie, ces données sont correctement gérées par la logique dualiste conventionnelle et la méthode scientifique dont nous avons parlé plus avant, juste après Miles City. Mais il y a un piège qui ne l'est pas -- le piège à vérité de la logique du oui et du non.
Oui et non ... ceci et cela ... un ou zéro. C'est sur la base de cette discrimination élémentaire en deux termes que toute la connaissance humaine s'est construite. La démonstration en est la mémoire d'ordinateur qui stocke toutes ses connaissances sous forme d'information binaire. Elle contient des uns et des zéros, c'est tout.
Parce que nous n'y sommes pas habitués, nous ne voyons généralement pas qu'il existe un troisième terme logique possible égal à oui et non, et qui est capable d'élargir notre intelligence dans une direction jamais explorée. Nous ne disposons même pas d'un terme pour le désigner, ce qui fait qu'il va falloir que j'utilise le japonais mu .
Mu signifie «rien». Tout comme «Qualité», il se trouve en dehors du processus de discrimination dualiste. Mu dit simplement, «Pas de classe; pas un, pas zéro, pas oui, pas non». Il signale que le contexte est tel que qu'une réponse par oui ou par non est erronée et ne doit pas être donnée. «Dé-posez la question», voilà ce qu'il dit.
Mu est approprié lorsque le contexte de la question est trop réduit pour que la réponse soit vraie. Lorsqu'on demanda au moine zen Jôshu si un chien avait la nature de Bouddha, il répondit «Mu», signifiant par là que toute réponse dans un sens ou dans l'autre aurait été forcément incorrecte. La nature de Bouddha ne peut pas être saisie par des questions du type oui ou non.
Il est évident que mu existe dans le monde naturel qu'explore la science. c'est seulement que, comme d'habitude, notre héritage culturel nous a entraîné à ne pas le voir. Par exemple, on répète toujours que les circuits informatiques ne présentent que deux états, un voltage pour «un» et un voltage pour «zéro». C'est débile!
N'importe quel technicien en électronique sait que c'est faux. Essayez de trouver un voltage qui représente un ou zéro lorsque l'alimentation est coupée! Les circuits sont dans un état mu. Ils ne sont pas à un, ils ne sont pas à zéro, ils sont dans un état indéterminé qui n'a aucune signification en termes de uns et de zéros. La lecture du voltmètre affichera, dans beaucoup de cas, des caractéristiques «flottantes», dans lesquelles le technicien ne lit en rien les caractéristiques des circuits informatiques, mais celles du voltmètre lui-même. Ce qui se produit, c'est que la condition hors-circuit fait partie d'un plus large contexte que celui dans lequel les états un-zéro sont considérés comme universels. La question du un ou zéro a été «dé-posée». Et il y a tout plein d'autres conditions informatiques en plus de la condition courant coupé, dans lesquelles on trouve des réponses mu à cause d'un contexte plus large que celui de l'universalité du un-zéro.
L'esprit dualiste tend à penser que les faits de type mu dans la nature sont une sorte de tricherie contextuelle, ou d'absurdité, mais mu se rencontre pourtant dans toute recherche scientifique, la nature ne triche pas, et les réponses de la nature ne sont jamais absurdes. C'est une grave erreur, une sorte de malhonnêteté, que de balayer sous le tapis les réponses mu de la nature. La reconnaissance de l'existence et de la valeur de ces réponses ferait beaucoup pour rapprocher la théorie logique de la pratique expérimentale. Tout chercheur de laboratoire sait que très souvent ses résultats expérimentaux fournissent des réponses mu aux questions de type oui-non pour lesquelles les expériences avaient été prévues. Dans de tels cas, il considère que son expérience a été mal conçue, se reproche sa stupidité, et au mieux considère l'expérience «gâchée» qui a fourni les réponses mu comme une sorte de tour de roue qui pourrait permettre d'éviter à l'avenir la répétition d'erreurs dans la conception de ce type d'expériences.
Une telle sous-estimation de l'expérience qui produit une réponse de type mu n'est en rien justifiée. Cette réponse est importante. Elle dit au chercheur que le contexte de sa question est trop petit pour la réponse de la nature et qu'il faut qu'il élargisse ce contexte. C'est là une réponse très importante! Sa compréhension de la nature en est incroyablement améliorée, ce qui était bien le but de l'expérience, pour commencer. On peut soutenir très sérieusement que la science progresse d'avantage par ses réponses de type mu que par ses réponses de type oui-non. Oui ou non confirme ou nie une hypothèse. Mu dit que la réponse se trouve au delà de l'hypothèse. mu est le «phénomène» qui inspire l'enquête scientifique dès le départ! Il n'y a rien de mystérieux ou d'ésotérique là-dedans. Le seul problème, c'est que notre culture nous a formés à porter un jugement de valeur faible dessus.
En mécanique-moto, la réponse mu donnée par la machine aux nombreuses questions de diagnostic qu'on lui pose est une cause importante de perte de détermination. Ça ne devrait pas! Lorsque la réponse que vous obtenez lors d'un test est indéterminée, ça signifie une chose ou l'autre : soit que vos procédures de test ne font pas ce que vous croyez, soit que votre compréhension du contexte de la question a besoin d'être élargie. Ne jetez pas ces réponses par mu! Elles sont en tous points aussi vitales que les réponses par oui ou par non. Elle le sont d'avantage. Ce sont celles qui vous font avancer.
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Pour le moment, ce sera tout pour les pièges à vérité, avec ces considérations sur *mu*. Il est temps de passer aux pièges psychomoteurs. Il s'agit là du domaine de l'intelligence qui est le plus directement relié à ce qui se produit dans la machine.
Ici, le piège à détermination de loin le plus frustrant, ce sont les outils inadéquats. Il n'y a guère plus démoralisant qu'un problème d'outils. Achetez de bons outils quand vous pouvez vous le permettre, et vous ne le regretterez jamais. Si vous voulez épargner des sous, ne négligez pas les petites annonces. De bons outils, en règle générale, ne s'usent pas, et de bons outils de seconde main valent bien mieux que de mauvais tout neufs. Etudiez les catalogues d'outils. On y trouve beaucoup à apprendre.
A part les mauvais outils, les mauvaises conditions de travail sont un piège à détermination majeur. Faites attention à l'éclairage. C'est fou, la quantité d'erreurs qu'on peut éviter avec un peu de lumière.
Un certain inconfort physique est inévitable, mais beaucoup d'inconfort, comme lorsqu'il fait trop chaud ou trop froid, est susceptible de fausser vos évaluations, si vous n'êtes pas soigneux. Si vous avez trop froid, par exemple, vous allez vous dépêcher et probablement commettre des erreurs. Si vous avez trop chaud, votre seuil de colère descend bien plus bas. Evitez de travailler dans de mauvaises positions autant que possible. Poser un petit tabouret de chaque côté de la bécane augmentera de beaucoup votre dose de patience et vous serez moins susceptible d'endommager les montages sur lesquels vous travaillez.
Il existe un piège à détermination psychomoteur, l'intensivité musculaire, qui peut causer de sérieux dommages. Il résulte en partie d'un manque de kinesthésie, un manque à capter le fait que même si l'extérieur d'une bécane est robuste, il y a à l'intérieur du moteur des pièces de précision délicates qui peuvent se trouver facilement endommagées par l'intensivité musculaire. Il y a ce qu'on appelle la «touche du mécano», qui est très évidente pour ceux qui savent ce que c'est, mais difficile à décrire pour ceux qui l'ignorent; et lorsque vous voyez quelqu'un qui ne l'a pas travailler sur une bécane, vous avez tendance à souffrir avec la machine.
La touche du mécano provient d'un sentiment profond kinesthétique interne de l'élasticité des matériaux. Il y en a, comme la céramique, qui en ont très peu, de telle sorte que si vous filetez un accessoire en porcelaine, vous faites très attention de ne pas appliquer de trop grandes pressions. D'autres matériaux, comme l'acier, ont une élasticité extraordinaire, d'avantage que le caoutchouc, mais à une échelle où celle-ci n'est pas évidente, à moins de travailler avec d'énormes forces mécaniques.
Avec les boulons et les écrous, on se trouve à cette échelle, et il faut que vous compreniez qu'à ces échelles, les métaux sont élastiques. Lorsqu'on prend un écrou, il y a un point qu'on appelle «serré au doigt» où il y a contact mais pas d'intervention de l'élasticité. Puis il y a «juste», où l'élasticité superficielle facile entre en jeu. Il y a ensuite une échelle appelé «serré», où toute l'élasticité entre en jeu. La force requise pour atteindre ces trois points est différente pour chaque sorte de boulon et d'écrou, et différente pour les écrous lubrifiés et les autobloquants. C'est pas les mêmes forces pour l'acier, pour la fonte, pour le laiton, pour l'alu, pour les plastiques ou pour les céramiques. Mais qui a la touche du mécano sait quand c'est serré et s'arrête. Qui ne l'a pas passe carrément outre et foire les filets ou casse le montage.
La «touche du mécano» n'implique pas seulement une intelligence de l'élasticité du métal, mais aussi de sa tendreté. Les parties internes d'une moto contiennent des surfaces qui sont parfois précises jusqu'à si peu qu'un dix-millième de pouce . Si vous les tombez ou que vous mettez de la saleté dessus, que vous les égratignez ou que vous les tapez avec un marteau, elles perdront cette précision. Il est important de comprendre que le métal qui se trouve au-delà de la surface peut normalement prendre de grands chocs et de grandes tensions, mais que les surfaces elles-mêmes ne le peuvent pas. Lorsqu'on manie des pièces de précision qui sont coincées ou difficiles à manipuler, la personne qui a la touche du mécano évitera d'endommager les surfaces de précision et travaillera avec ses outils autant que faire se pourra sur les surfaces de cette même pièce qui ne sont pas de précision. S'il doit travailler sur ces surfaces de précision, il se servira toujours de matériaux plus tendres pour travailler dessus. Pour ce genre de boulot, il y a des marteaux de laiton, de plastique, de bois, de caoutchouc et de plomb. Utilisez-les. Les mâchoires d'étau peuvent être garnies de plastique, de cuivre ou de plomb. Utilisez-les aussi. Maniez doucement les pièces de précision. Vous ne le regretterez jamais. Si vous avez tendance à tout heurter, prenez plus de temps et essayez de développer plus de respect pour la réalisation que représente une pièce de précision.