Au
mois d'août, il faisait si chaud, ici, et je me suis trouvé
à avoir si peu à faire, que j'ai pété un plomb, et au lieu
d'employer l'argent que j'avais économisé à réparer ma moto,
je me suis acheté un billet d'avion pour le Japon, et je
suis allé au dôjô de maître Gudô Nishijima, à Ichikawa, près
de Tôkyô.
Certes,
je ne suis pas allé que là. Depuis une quinzaine d'années
que j'apprends le japonais, j'ai noué connaissanceavec
plusieurs personnes, et j'ai donc pu profiter de ce voyage
pour en revoir un certain nombre. Mais ce n'est pas ici
notre sujet. En fait, outre l'envie intrinsèque de faire ce
voyage, envie qui me hante depuis une bonne trentaine
d'années, j'avais envie de changer quelque chose ma vie, et
je répondais à une invitation que m'avait faite maître
Nishijima, en février dernier, lorsqu'il m'avait proposé de
me transmettre son Dharma.
Il
y en a peut-être parmi les lecteurs qui ignorent de quoi il
s'agit. Cela s'appelle en japonais "Shihô", et il s'agit
d'une cérémonie formelle au cours de laquelle un enseignant
bouddhiste de la tradition zen reconnait à un de ses élèves
la qualité d'enseignant dans la lignée à laquelle lui-même
appartient.
Certains,
sur une base légendaire, voudraient que cette transmission
soit une reconnaissance de l'Eveil total et sans égal
(Anuttara samyak sambodhi), mais comme maître Nishijima
appartient à la lignée de Dôgen -- qu'il en est d'ailleurs à
ce jour le meilleur traducteur en japonais moderne, et en
anglais (avec la collaboration d'un de ses disciples, Mike
Cross) -- et que pour Dôgen, l'éveil c'est d'être assis dans
la posture de zazen et "d'abandonner corps et esprit", c'est
à dire, comme le dit Nishijima, en termes plus
contemporains, d'établir l'équilibre du système nerveux
autonome, entre système nerveux sympathique et système
nerveux parasympathique, on peut dire de cette prétention
qu'elle n'a jusqu'ici servi qu'à instaurer des rapports de
pouvoir sans partage envers des personnes sincères mais
naïves.
Pour
moi, cette distinction ne me paraît pas aller de soi. Elle
implique une exigence, renforcée par mes déclarations de ces
dernières années, qu'une transmission est une injonction
d'enseigner le Dharma, et que cela implique d'éviter de se
laisser abuser soi-même par cette situation, mais d'avoir un
comportement aussi exempt de reproches que possible.Ce qui
est toujours plus vite dit que fait.
De
toute façon, on n'en est pas encore là. Encore faut-il avoir
des gens à qui enseigner, ce qui est loin d'être le cas.
J'espère simplement que j'aurai suffisamment d'amis (et
d'ennemis) pour me rappeler que je ne suis pas infaillible.
Quant au reste, j'aimerais profiter de ces lignes pour
signaler que je viens de publier les trois dernières pages
de mon grand frère dans le Dharma, Brad Warner. Une de ces
pages traite de choses dont j'ai été témoin à la sesshin de
Tokei-in, à Shizuoka, au Japon. Je suis toujours étonné, que
ce soit avec Nishjijima qu'avec Brad Warner, que, quels que
soient les points de désaccord que je puisse avoir avec eux,
ces points sont toujours mineurs, le noyau dur restant
toujours le même que chez moi.
L'autre
jour, à Tôkyô, un ami japonais me disait qu'il préférait mon
Zen à celui de maître Nishijima. Malheureusement, il ne
parlait pas assez bien français, et moi japonais, pour que
je puisse lui expliquer en quoi il se trompait. Car ce
qu'enseigne Nishijima, au-delà des éléments de surface que
peuvent être certaines de ses opinions politiques ou
esthétiques, c'est simplement que la vie est réelle, qu'elle
vaut la peine d'être vécue, et qu'on peut vivre heureux,
dans la mesure où on tient compte de quatre facteurs.
1- Qu'on ne peut pas limiter la réalité à l'idée qu'on s'en
fait.
2- Qu'on ne peut pas non plus la limiter aux éléments
matériels et sensoriels qui la composent.
3- Que la réalité implique qu'il y ait une action qui crée
la connexion entre idée et matière.
4- Et qu'enfin, la réalité dans son ensemble dépasse
toujours les catégories qui nous permettent d'en rendre
compte.
Voilà
pour aujourd'hui. Nous reprendrons la prochaine fois grâce
aux réactions à cet article. Bien à vous.
Mxl