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© Nanabozho (le Grand Lapin)

Mise à jour de cette version française : 1 octobre 2004

Le Sûtra Shurangama (T.945)

Réévaluation de son authenticité

par le RONALD EPSTEIN
(présenté à l'assemblée annuelle de l'American Oriental Society, 16-18 mars 1976, Philadelphie, Pennsylvanie, USA )

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Ce que je voudrais faire au cours des prochaines minutes, c'est de souligner de façon très brève certains des éléments de mes recherches sur l'authenticité du Shurangama-sûtra. Malgré la complexité de ces éléments, je ferai de mon mieux pour omettre ce qui est ennuyeux sans rien sacrifier d'important. Il sera pourtant nécessaire d'omettre la majorité des détails juste pour pouvoir voir l"ensemble.

La première chose à préciser, c'est que le Sûtra dont je vais parler n'est pas le Shurangamasamadhi-sutra (T. 642) en deux rouleaux, qui a été traduit par Lamotte, mais bien, pour lui donner son titre complet, le Ta-fo-ting-ju-lai-mi-yin-hsiu-cheng-liao-i-chu-p'u-sa-wan-hang-shou-leng-yen-ching, que j'ai traduit comme suit:

"Sûtra du Sommet du Grand Bouddha, Le Sens Final de la Vérification par la Culture de la Cause Secrète des Tathagatas, et [Eminentissime] Shurangama de Toutes les Dix-Mille Pratiques des Bodhisattvas." Il est en dix rouleaux et, selon la tradition, fut traduit en 705 par un bhikshu indien inconnu nommé Po-la-mi-ti (ce qu'on peut peut-être reconstituer en "Paramiti") et d'autres, et puis parfait et réécrit par Fang Yung, ministre récemment banni par l'Impératrice Wu Tzu-t'ien .

L'un des principaux thèmes de l'ouvrage, c'est qu'en elle-même, la connaissance du Dharma, c'est-à-dire les enseignements du Bouddha, est sans valeur si elle n'est accompagnée par la capacité à méditer, ou pouvoir de samadhi. Il y a aussi une insistance sur l'importance des préceptes moraux en tant que fondation de la Voie. Ces thèmes sont établis dans le prologue de l'ouvrage dans lequel l'érudit Ananda, qui se rappelait tout ce qu'avait enseigné le Bouddha mais ne se donnait jamais la peine de s'asseoir et de méditer, succombe à un maléfice et se trouve sur le point de succomber entre les bras d'une prostituée, lorsqu'il est sauvé par un mantra récité par le Bouddha. La thématique du comment on peut combattre efficacement les influences démoniaques sur son propre esprit se poursuit à travers tout le Sûtra.

Dans la section qui suit immédiatement, sur le topos de l'esprit, une distinction est faite entre l'esprit caractérisé par la conscience discriminante et l'esprit véritable, qu'on trouve en tous lieux (c-à-d, qui sous-tend tous les dharmas). L'ouvrage contient également une discussion sur la méthodologie de la méditation à propos de l'importance de choisir la faculté appropriée (indriya) comme véhicule de la méditation, des instructions pour la construction d'un bodhimanda tantrique, un long mantra, une description des cinquante-sept stages du Bodhisattva, une description des relations karmiques entre les destinées (gati), ou sentiers de la renaissance, ainsi qu'une énumération de cinquante états démoniaques qu'on peut rencontrer sur le chemin. De manière générale, le Sûtra a une saveur tantrique/tathagatagarbhique avec un zeste de yogacara.

A partir du début des Song, le Sûtra a été largement étudié par toutes les écoles bouddhistes chinoises et a été spécialement populaire chez celles qui appartenaient au mouvement syncrétique. J'ai trouvé 127 références de commentaires chinois de ce Sûtra, ce qui est beaucoup pour un ouvrage aussi longuet, dont 59 pour la seule dynastie Ming, alors qu'il était particulièrement populaire. Il est relié à l'éveil du maître de l'époque Song Ch'ang-shui Tzu-hsuan et celui du maître de l'époque Ming Han-shan Te-ching, tous deux de l'école Chan..

Voyons maintenant la controverse sur son authenticité. Les éléments les plus anciens proviennent du Japon, où une controverse doctrinale à son sujet fit rage entre deux écoles de Nara en 754. Bien que la dispute ait été résolue en faveur de l'authenticité, la dispute d'est rallumée en 772, losqu'une mission fut envoyée en Chine pour plus d'information. Lorsque les membres de cette mission revinrent, leur chef affirma qu'un laïc chinois leur avait dit que le Sûtra était un faux de Fang Yung. On était sur le point de brûler le Sutra en public, lorsqu'un autre moine revint d'un long séjour en Chine et dit que l'Empereur de Chine venait tout juste de demander à ce qu'il soit expliqué au palais, ce qui fait qu'il fut sauvé à la dernière minute, quoiqu'il n'ait jamais acquis grande faveur au Japon. Nous avons peu d'informations solides sur ce qui se passait réellement au Japon, et nous ne pouvons guère faire mieux que de spéculer. Il est pourtant intéressant de remarquer que les dates des deux controverses correspondent à des bouleversements politiques affectant directement la communauté bouddhiste en ce pays.

Apparemment, il y a toujours eu des controverses en cours, du moins dans certains milieux en Chine depuis les temps les plus anciens. La plus ancienne référence au Sûtra en Chine provient du néo-confucianiste anti-bouddhiste Chu Hsi, qui condamne le Sûtra en tant que faux. Ensuite, au treizième siècle, Dôgen, le célèbre fondateur du Zen Sôtô, fait mention que son maître Ju-ching n'aimait pas non plus ce sûtra parce qu'il était associé au mouvement syncrétique bouddhiste (san chiao i chih). Les références les plus anciennes qu'on trouve dans des ouvrages bouddhistes chinois apparaîssent dans des commentaires de l'époque Ming.

Il peut se révéler utile ici de donner un bref aperçu des pour et des contre du problème. En faveur de l'authenticité de l'ouvrage, nous avons l'entière tradition orthodoxe chinoise encore en existence, une partie de la plus ancienne communauté bouddhiste japonaise et, parmi les chercheurs modernes, Lo Hsiang-lin et peu-être von Stael-Holstein, qui ne se mouille pas entièrement. Contre l'authenticité, nous avons l'autre partie de la communauté bouddhiste japonaise, dont Dôgen, ainsi que Chu Hsi et quelques autres néo-confucéens; et parmi les chercheurs modernes, on trouve les noms de Mochizuki, Demiéville, et Lamotte. Mochizuki, Demiéville, et Lamotte en enfilade sont très impressionnants, mais ça se réduit en réalité à un article plutôt sommaire de Mochizuki, qui n'a de toute évidence pas passé beaucoup de temps à étudier le sûtra, une longue note de bas de page dans Le Concile de Lhasa par Demiéville, qui suit Mochizuki, fondamentalement, et à peine une brève mention par Lamotte, qui va dans le sens de Demiéville. Autrement dit, aucun d'eux n'a effectué de recherche systématique extensive sur le sûtra.

Quoique j'aie probablement passé pas mal plus de temps sur le sûtra qu'aucun des susmentionnés, je peux difficilement offrir davantage qu'un rapport intérimaire en ce qui concerne une résolution finale et définitive des problèmes, que je vais tenter de faire ressortir ici:

(1) Mochizuki et compagnie ont tenté de montrer de deux manières que le compte-rendu traditionnel de la transmission et de la traduction du sûtra est une couverture bidon pour un apocryphe chinois. Ils ont tout d'abord beaucoup investi dans le fait qu'il y avait controverse autant en Chine qu'au Japon. Ensuite, ils font remarquer qu'il y a des contradictions dans les deux premiers compte-rendus catalogués de la transmission du sûtra et de sa traduction, qu'on trouve dans le Hsu-ku-chin-i-ching-t'u-chi (T. 2152) et le K'ai-yuan-shih chiao-lu (T. 2154), tous deux de Chih-sheng, un catalogueur connu et généralement fiable qui tenait le Shurangama pour authentique. Ces deux catalogues furent publiés au cours de la même année, 730. Il est vrai que les compte-rendus laissent voir un certain nombre d'inconsistances qui a généré un confusion subséquente, mais si on regarde attentivement et de près les maigres preuves, l'accusation de fabrication ne se trouve pas vraiment justifiée. Qui plus est, il est difficile de voir pourquoi un apocryphe doté d'une "histoire" fabriquée serait plus susceptible de générer des compte-rendus conflictuels qu'un ouvrage authentique.

(2) En examinant les preuves internes, ils tentent aussi de démontrer que le sûtra a été écrit en Chine. C'est vraiment dans le domaine des preuves internes que le problème devra finalement être réglé, d'une manière ou d'une autre. Leur argumentaire couvre quatre grandes aires: le langage, les inconsistences doctrinales, les emprunts à d'autres ouvrages, et ce que j'aimerais appeler le "TaoÏsme rampant" et autres références à des choses chinoises.

a. Langage. Les deux parties concordent que le langage est d'un style plus chinois classique que toute autre traduction majeure. Traditionnellement, elle est attribuée à une réécriture et à un polissage rédactionnels considérbles par Fang Yung, qui, ainsi qu'il a été mentionné plus tôt, fut ministre de Wu Tzu-t'ien et fut banni à Canton en 705 où il est censé avoir participé au travail de traduction. La beauté de la langue fait une telle première impression qu'elle est souvent cause de négligence envers d'autres aspects.

b. Inconsistances doctrinales. Bon nombre des éléments qui viennent d'être soulignés sont soit erronnés ou équivoques. Les zones où le sûtra ne correspond pas à la tradition des autres textes bien établis sont de celles où l'on ne s'attendrait pas à ce qu'un Chinois assez raffiné pour rédiger un tel ouvrage commette une erreur, par exemple de simple inconsistance en p'an chiao (litt. "juger les enseignements"), c'est-à-dire, des inconsistances en termes de chronologie traditionnelle des enseignements du Bouddha, ou, pour citer un autre aspect, des inconsistances sur des histoires bien connues à propos des principaux disciples du Bouddha. De telles inconsistances sur des choses simples contrastent fortement avec le raffinement doctrinal de la plus grande partie du sûtra. Evidemment, de semblables inconsistances sont loin d'être inconnues dans des ouvrages dont l'authenticité n'est pas en cause.

c. Emprunts. Mochizuki utilise de façon répétée le truc, inconsistant en logique, de prétendre que si une idée particulière apparaît dans le Shurangama qu'on trouve aussi dans un autre sûtra, cela prouve que le soi-disant auteur du Shurangama l' empruntée directement de l'autre ouvrage et qu'en conséquence le Shurangama est donc apocryphe. Les parallélismes peuvent nous aider à comprendre les relations doctrinales entre les ouvrages, voire leur développement historique comparatif, mais ne nous prouvent rien en eux-mêmes sur l'authenticité des ouvrages.

d. "Taoïsme rampant" and références à des choses chinoises. A l'exception d'une section problématique qui concerne hsien, terme qui, dans les textes bouddhistes, peut servir à rendre rsi ou siddha en plus du sens taoïste habituel d' "immortel", j'ai pu trouver des idées que Mochizuki et Demiéville ont qualifié de taoïstes dans d'autres ouvrages bouddhistes. Le chapitre hsien du Shurangama est très bref et concis et pourrait facilement représenter une traduction chinoise adaptive d'idées tantriques bouddhistes. L'ensemble de la relation doctrinale entre le nei-tan taoïste, aussi appelée "alchimie intérieure", et les premiers tantras bouddhistes est assez ténébreux, et jusqu'à ce que nous en sachions davantage sur tous deux, le problème ne pourra probablement pas être résolu de façon adéquate.

Pour ce qui est des choses chinoises, il y en a diverses courtes références parsemées dans tout le texte, mais, tout autant qu'indiquant une origine chinoise du texte, elles pourraient être une indication d'un style de traduction qui substitue des correspondances, ce qui correspondrait tout à fait à la phraséologie hautement littéraire du Chinois.

(3) Tournons-nous maintenant vers l'autre côté, et considérons brièvement ce que nous pourrions trouver qui pourrait indiquer une origine indienne de l'ouvrage:

a. Un grand nombre de mots sanscrits apparaîssent dans le texte, y-inclus certains qu'on ne trouve pas souvent dans les autres traductions chinoises. Qui plus est, le système de translittération ne semble pas suivre celui d'autres ouvrages.

b. La position doctrinale générale du sûtra, qui est tantrique/tathagatagarbha, correspond à ce que nous savons de ce qui se passait à Nalanda à l'époque en question.

c. De grandes sections, comprenant la plus grande part du texte du sûtra, semblent catégoriquement contenir des éléments indiens. On pourrait concevoir que certains passages puissent avoir été construits à partir de textes déjà traduits en chinois, quoique, étant donné la masse et la complexité du document, expliquer une bonne partie du teste de la sorte signifierait que la tâche de rédaction eût été assez énorme pour qu'on puisse parler d'une oeuvre d'auteur. Pour les autres portions de l'ouvrage, comme le bodhimanda et le mantra, il n'y a aucun doute sur leur origine indienne.

(4) L'analyse préliminaire des preuves internes indique donc que ce sûtra est probablement une compilation de documents indiens qui pourraient avoir une longue histoire littéraire antérieure. Qu'on note bien, cependant, que, pour une compilation, ce qui est également la manière dont ce sûtra est traité par certains commentateurs, il a une complexe beauté de structure qui n'est pas particul!ièrement chinoise et qui transparait partout, et peut être clairement distinguée de la syntaxe chinoise classique sur laquelle l'attention se concentre habituellement. Ce qui fait que l'une des difficultés de la théorie à l'effet que le sûtra serait apocryphe tient à ce qu'il serait difficile de trouver un auteur à qui on pourrait assigner autant la structure que la langue, et qui serait également familier avec les complexités doctrinales contenues dans le sûtra. Il semble donc probable que l'origine de la plus grande partie du document soit d'origine indienne, quoiqu'il soit également évident que le texte ait été édité en Chine. Cependant, il faudra beaucoup de recherches systématiques supplémentaires pour faire la lumière sur tous les détails de la construction assez compliquéee du texte.

(5) Permettez-moi maintenant de me livrer à un peu d'auto-critique pendant quelques instants. Il me semble qu'à ce point, nous concentrer sur le problème de l'authenticité, comme je viens de le faire jusqu'ici, induit une distortion de notre vision du texte, et peut-être des autres (textes) dans la mesure où le problème tend à gonfler hors de proportion, et donc distraire notre attention de problèmes qui , à mon avis du moins, sont probablement bien plus importants.

Voici ce que je veux dire: lorsqu'il s'agit de comprendre le rôle d'un texte particulier dans le développement du Bouddhisme en Chine, dès que nous déterminons que les idées significatives qu'il contient ne sont pas d'origine indigène chinoise, c'est-à-dire que, peu importe l'auteur réel du texte, toutes les idées qu'il contient tombe directement dans le courant principal du Bouddhisme indien, alors, du moins dans un certain sens, tout le problème de l'authenticité devient non pertinent.

Si l'on veut comprendre le rôle du Shurangama en Chine, il est de la plus grande importance de voir comment il a été vu et interprété par la communauté bouddhiste chinoise. Je n'ai évidemment pas le temps ici de faire une présentation systématique de ce sujet complexe, mais j'aimerais simplement faire mention de quelques points:

D'abord, j'ai déjà indiqué qu'au plan historique, le problème de l'authenticité s'est embrouillé dans des controverses doctrinales, voire peut-être politiques, au Japon, ainsi que dans la controverse sur le mouvement syncrétique bouddhiste dans la Chine des Song, et que le sûtra a été attaqué par Chu Hsi, qu'inquiétait indubitablement l'impact de la popularité grandissante dudit sûtra. Néanmoins, il fut massivement accepté par la plus grande partie de la communauté bouddhiste en Chine. Je ne connais aucune relation directe existante provenant d'un moine bouddhiste chinois à l'effet que le sûtra serait apocryphe.

Si nous souhaitons comprendre la pensée de cette communauté qui a conduit à accepter ce texte, il est nécessaire de considérer les critères très différents qu'utilisaient les bouddhistes chinois pour déterminer l'authenticité. En conclusion, permettez-moi de vous donner un seul exemple, dont j'espère qu'il se révèlera quelque peu provocateur.

Ainsi que je l'ai déjà mentionné, le Shurangama est lié à l'éveil du célèbre maître de Chan de la dynastie Ming, Han-shan Te-ch'ing. Selon son autobiographie, il se servait du travail pour vérifier son éveil. Il y explique qu'il n'avait jamais entendu de conférences sur ce sûtra, et qu'il n'en comprenait pas du tout le sens. Puis, selon ses propres mots, il étudia le sûtra en se servant du pouvoir du yoga pratyaksa, ou perception véridique directe, en prétendant qu'il est impossible de saisir le sens de l'ouvrage si on laisse surgir la moindreconscience discriminante. Après huit mois d'étude constante, il nous dit qu'il en vint à une compréhension totale de l'ouvrage, dénuée de tout doute.

Autrement dit, je crois que nous pouvons dire que, pour le maître de Chan Han-Shan, le sûtra était vu comme l'empreinte d'un esprit dans lequel la conscience discriminante avait été totalement éliminée. Evidemment, Han-Shan ne souscrivait pas aux idées académiques occidentales modernes sur le développement historique des textes bouddhistes, et croyait que le sûtra provenait directement du Bouddha Shakyamuni lui-même, mais là n'est pas la question. Ce qui est important, ici, c'est que la vérification expérimentale que fait han-Shan de ce que le texte est écrit au niveau de la conscience non discriminante renforce sa croyance dans l'authenticité du texte. un tel critère repose au-delà du segment étroit des problèmes historiques et philologiques qui ont jusqu'ici dominé les études académiques modernes sur l'authenticité textuelle. Il me semble qu'une étude ultérieure des critères traditionnels tels que celui-ci devrait être un prérequis à l'évaluration de leur pertinence, ou manque de, en termes de méthodologie et des objectifs de la recherche bouddhologique moderne.


Pour lire la version originale en anglais, cliquer ici.

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