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Cette page a été mise à jour le 1 février 2005

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Les enseignements de Gudo Wafu Nishijima Rôshi

Théorie des quatre vues
ou trois philosophies et une réalité

Une collection de conférences de maître Gudô Nishijima

©Windbell Publications

La matière dans le Bouddhisme

Je voudrais aujourd'hui vous parler de la conception bouddhiste de la matière. J'ai expliqué dans mon dernier cours la conception bouddhiste de l'esprit, et je voudrais donc passer à la seconde phase et expliquer la matière du point de vue du Bouddhisme.

On dit que la philosophie moderne a été fondée par le philosophe français René Descartes. Au début de ses études, il a pris la position de douter de toutes les théories et propositions. Mais dans cette position, il a découvert un fait très simple: il a découvert qu'il pensait. Sa philosophie part de ce simple fait. Son mot célèbre, cité en latin, "Cogito ergo sum", dit, je crois, "Je pense, donc je suis". Donc, selon la théorie de Descartes, la pensée forme la base de nos vies. Mais en même temps, il croyait en l'existence de la matière. Sa philosophie est fondée sur l'esprit ou la pensée, mais il croyait également en l'existence de la matière. C'est pourquoi sa philosophie est connue comme dualisme. Et ces tendances dans la pensée philosophique de Descartes on continué jusqu'à nous en passant par les philosophes idéalistes modernes. Par exemple, les efforts du philosophe allemand Emmanuel Kant, connu pour son ouvrage 'Critique de la Raison pure', ont porté sur l'investigation des bases de la raison ou de l'esprit. C'était un idéaliste. Il a posé en principe l'existence de la matière, qu'il appelait ding an sich ou chose en elle-même, mais en a conclu qu'il est impossible à l'esprit humain de prouver l'existence de la matière. En conséquence, sa philosophie était aussi une sorte de dualisme, quoiqu'on l'appelle généralement idéaliste.

Nous pouvons aussi trouver un autre courant dans la pensée philosophique occidentale moderne; c'est-à-dire l'Empirisme anglais. Les Empiristes ne croient qu'en ce qu'ils perçoivent au moyen des sens, qu'ils appellent matière. L'idée a été reprise par le philosophe allemand Feuerbach, qui a affirmé que le monde ne consiste que de matière, et que rien d'autre que la matière n'existe. On le dit donc matérialiste, de ce fait. Après lui est venu celui qui est peut-être le plus célèbre des matérialistes, Karl Marx. Il a expliqué tous les problèmes et événements sur la base de la philosophie matérialiste.

Je pense qu'une méthode très jolie pour considérer la conception bouddhiste de la matière, c'est de la comparer avec la matière telle que vue par les matérialistes, et ensuite de comparer les deux conceptions. Les matérialistes croient que le monde consiste seulement de matière. Mais les bouddhistes croient en l'Univers. Si l'Univers ne consistait que de matière, la théorie matérialiste serait effectivement exacte. Mais les bouddhistes ne croient pas que l'Univers ne contient que de la matière; ils croient qu'il a une autre face. Par exemple, les nombreuses personnes que nous pouvons trouver en ce monde sont impliquées dans une activité que nous appelons 'travail'. Et les êtres humains travaillent normalement dans un but. Travailler dans un but est une valeur humaine. La valeur n'est pas purement matérialiste; elle est aussi culturelle. Il s'agit d'une valeur particulièrement humaine. Donc, en plus de la matière, l'Univers contient aussi des valeurs humaines, ou culturelles. Les matérialistes, pourtant, nie ce fait, et insistent à l'effet que le monde ne consiste qu'en matière et en valeur matérielle. Cette croyance est très trompeuse lorsque nous en venons à considérer le sens de nos vies. Les bouddhistes affirment donc que le monde n'est pas seulement matière; il contient aussi quelque chose d'autre que la matière: les valeurs humaines.

Dans le Shôbôgenzô, Maître Dôgen dit que la nature, c'est le Bouddha Gautama qui parle, et que les montagnes sont son corps. il dit que les sons de l'eau dans les vallées sont la voix du Bouddha Gautama. ce qu'il dit, c'est que la nature n'est pas que de la matière; elle comprend aussi des valeurs humaines. C'est là le point de vue bouddhiste. Les bouddhistes croient que la matière n'est que l'un des aspects de l'Univers La matière est l'une des méthodes que nous utilisons pour expliquer l'Univers. Le Bouddhisme affirme que de prétendre que le monde ne consiste que de matière est erroné.

Y a-t-il des questions?

&emdash;Est-ce que je comprends bien, alors, que les Bouddhistes croient qu'il y a une valeur positive dans la vie humaine?

Oui les Bouddhistes croient qu'il y a des valeurs qui sont distinctes de la matière. Les Bouddhistes disent, par exemple, que la sorte de nourriture que nous mangeons n'est pas d'une importance ultime; plutôt, notre intérêt à manger, c'est notre effort pour créer de la valeur. Se préoccuper de la sorte de nourriture à manger n'est pas le but de notre vie. Travailler pour quelque chose est le but de la vie humaine.

&emdash;Le matérialistes confondent peut-être la méthode et le but, alors?

Les matérialistes fondent leur pensée sur les problèmes de la vie sur l'analyse logique de la matière. Mais leurs idées limitent toutes choses à l'intérieur de leur concept de la matière. Leurs analyses sont très claires et rationnelles, mais, du point de vue du Bouddhisme, ils ont oublié quelque chose de très important dans nos vies.

&emdash;Lorsque vous parlez de valeurs humaines, lorsque nous commençons à penser à l'opposé de la matière, nous pensons valeurs culturelles, comme d'écouter de la belle musique et ainsi de suite. Quelle est la différence entre cette sorte de valeurs culturelles et ce que vous entendez par valeurs humaines?

J'utilise valeurs humaines et valeurs culturelles avec le même sens. Je ne sais pas lequel vaut le mieux pour décrire l'expression de valeurs. J'entends les deux expressions dans le même sens.

&emdash;Quid des valeurs intellectuelles?

Les valeurs intellectuelles ne sont qu'une petite partie des valeurs culturelles ou humaines.

&emdash;Ma question est très similaire à la première. Mais je n'arrive toujours pas à comprendre ce que vous entendez dans votre réponse. Je ne comprends pas pourquoi le Bouddhisme est différent du matérialisme juste parce que les êtres humains ont de la valeur ou des valeurs. Est-ce parce que ces valeurs sont associées à quelque chose de spirituel?

Non, ce n'est pas ce que je veux dire. J'entends que les valeurs sont le résultat d'une sorte d'effort mental. Mais je ne crois pas que ce soit spirituel. Le Bouddhisme croit en l'existence de l'Univers, et les matérialistes ne considèrent l'Univers que d'un seul côté. Ils ne considèrent qu'un seul aspect de l'Univers et appellent cet aspect 'matière'. Ils en concluent donc que l'Univers doit ne consister que de matière. Mais les bouddhistes croient que la matière n'est qu'un seul des aspects de l'Univers. Il est impossible de décrire la totalité du contenu de l'Univers en mots, c'est pourquoi la philosophie bouddhiste exprime l'Univers avec le mot 'ineffable'. Les matérialistes font l'erreur de limiter l'Univers aux frontières de la matière. Mais la matière n'est que l'un des aspects de l'Univers. L'erreur que font les matérialistes c'est de prendre une partie de l'Univers et de la confondre avec le tout.

&emdash;Quel est l'autre côté?

Selon la théorie bouddhiste, l'autre côté ne peut être mis en mots. C'est pour cette raison que nous pratiquons Zazen. Lorsque nous pratiquons Zazen, nous pouvons ressentir quelque chose. Et ce quelque chose, c'est l'autre partie de l'Univers. Ainsi, l'Univers est parfois simplement appelé 'réalité'. Et la réalité inclut l'impossibilité de dénombrer toutes ses facettes. Nous sommes donc incapables d'expliquer cette autre face de l'Univers avec des mots. C'est la conception bouddhiste de la situation.

Le mot 'immo', en Chinois, est utilisé pour exprimer l'ineffable. Ce mot a un sens très ambigu, parce que la réalité est très difficile à mettre en mots. En théorie bouddhiste, on dit qu'il est impossible d'expliquer l'Univers lui-même en mots. Mais par la pratique de Zazen, nous pouvons en faire l'expérience. Et cette expérience réelle est l'unique façon que nous ayons de reconnaître ce qu'est l'Univers. On peut l'expliquer en termes philosophiques, et aussi en termes scientifiques, mais ces explications sont toujours univoques. De sorte que si nous voulons saisir l'Univers en sa totalité, il nous faut en faire l'expérience par notre action. C'est pourquoi nous pratiquons Zazen.

&emdash;Les matérialistes nient-ils la possibilité d'aucune sorte de valeur humaine, ou se contentent-ils d'évaluer cette valeur sur la base du matérialisme?

Les matérialistes croient en la valeur matérielle. C'est-à-dire l'énergie, la puissance, les calories, et ainsi de suite. Mais ce ne sont là que valeurs matérielles. On ne peut pas dire que d'obtenir ces valeurs puissent être le but de l'existence. Nous faisons usage de ce que nous percevons comme matière dans nos vies quotidiennes, mais nous en faisons usage afin d'obtenir une valeur qui n'est pas matérielle. C'est là le fait. Si on croit que d'obtenir des valeurs matérielles comme l'argent, le pouvoir dans la société et ainsi de suite, c'est ça le but de l'existence, alors on perd la capacité de voir le vrai but de l'existence. Cela, c'est le point de vue bouddhiste. Par exemple, prenez ces gens qui mettent tous leurs efforts à devenir riches, qui adorent manger et ainsi de suite. Même s'ils vivent dans une superbe maison et sont entourés de tout ce qu'ils désirent matériellement, ils s'aperçoivent parfois qu'ils se sentent insatisfaits. C'est tout simplement parce que les choses dont ils ont fait le but de leurs existences &emdash; l'argent, la nourriture, les plaisirs sensuels &emdash; ne leur apporteront jamais un but ultime dans l'existence. C'est le secret de l'existence. C'est donc pourquoi le Bouddhisme insiste sur le fait que même si nous avons besoin de choses matérielles afin d'atteindre notre but final, ces choses en elles-mêmes ne peuvent en aucun cas devenir ce but. Les philosophies matérialistes ne reconnaissent que des valeurs matérielles. Elles disent que pour rendre nos sociétés meilleurs, nous avons besoin de pouvoir politique, et que pour obtenir ce dernier, il nous faut la révolution. C'est là leur théorie sociale. Mais la conception matérialiste des valeurs et la conception bouddhiste sont différentes.

&emdash;Je suis un peu confus, parce que vous parlez des matérialistes, mais ces matérialistes sont idéalistes, et si le matérialisme a une philosophie, alors cette philosophie elle-même est une idée.

Oui. On peut dire que la philosophie, c'est des idées. Mais les philosophies matérialistes sont basées sur la matière &emdash; elles analysent sociétés sur une base matérielle. Leur conclusion, c'est qu'afin de gouverner une société, il est impératif de contrôler les moyens de production. Elles cherchent donc à arracher le pouvoir des mains des classes dirigeantes, les bourgeois. Evidemment, leurs théories sont des idées, mais ces idées sont enracinées dans la matière.

&emdash;Donc, lorsqu'un matérialiste regarde le monde, en réalité, cette personne doit faire l'expérience des valeurs humaines, même s'il est possible qu'ils ne s'en rendent pas compte. Lorsqu'ils font quelque chose, ils doivent retirer une valeur humaine de leur action.

Les matérialistes ne croient généralement pas que les sociétés humaines puissent s'améliorer graduellement. Ils croient que la situation est toujours contrôlée par la classe qui a le plus de pouvoir. Ils croient qu'afin d'améliorer la société, il faut défaire la classe dirigeante. Ils insistent sur la nécessité absolue de la révolution. Mais la philosophie bouddhiste dit que la situation change à tous moment et ainsi, vivre de notre mieux au moment présent est en fait la meilleure façon d'améliorer nos sociétés. Les bouddhistes croient que vivre sincèrement nos vies chaque jour est une révolution graduelle. Nous n'avons pas besoin d'une révolution radicale, parce que lorsque nous vivons sincèrement à chaque moment, nos sociétés s'améliorent à chaque moment. C'est la théorie du Bouddhisme, et elle est très différente des insistances des matérialistes.

&emdash;Généralement, les matérialistes croient que l'Univers est prédictible, et les bouddhistes croient que l'Univers est imprédictible. Pouvez-vous expliquer ce qui cause cet imprédictibilité, selon les bouddhistes?

Dans la seconde phase, le Bouddhisme affirme les idées matérialistes, et c'est ainsi que les bouddhistes croient dans la règle de cause et d'effet. Nous croyons donc également que le futur est prédictible. Mais en même temps, les bouddhistes croient que la vie est instantanée &emdash; que le temps entre le présent et le futur est discontinu. Donc, même si les bouddhistes croient que le futur est prédictible, nous croyons aussi que ces prédictions ne sont que des prédictions, pas des faits. De la sorte, les bouddhistes croient que le futur peut être connu, mais ils ne se fient pas à cette connaissance comme si c'était un fait absolu.

&emdash;Je n'arrive jamais à comprendre comment, si on croit aux causes et aux effets, on peut en même temps croire en la liberté humaine.

Pour résoudre ce problème, on a besoin de comprendre la conception du temps du Bouddhisme. En philosophie bouddhiste, on voit le temps de deux façons. D'une façon, nous disons que le temps forme une ligne continue du passé au futur. Mais en même temps, le Bouddhisme est une philosophie très pratique, qui est basée sur l'action &emdash; action qui a lieu au moment présent. Donc, quoiqu'on puisse imaginer une longue ligne de temps du passé au futur, nous croyons que le temps réel n'est que le moment présent. C'est là la théorie fondamentale du Bouddhisme à propos du temps. Les bouddhistes croient en la règle des causes et des effets; lorsque nous pensons au temps en tant que longue ligne, nous pouvons découvrir la règle de cause et d'effet en opération.

Mais si nous ne croyons qu'en la règle de cause et d'effet, il nous faut devenir déterministes; nous ne pouvons pas croire que les êtres humains puissent être libres. Le Bouddhisme croit aussi que le seul temps réel est le moment présent. Ce moment n'a pas de longueur, et au moment présent, avec sa longueur zéro, nous pouvons trouver notre liberté. Un assez bonne comparaison serait un pois posé sur le fil d'un rasoir; comme la lame est très fine, le pois a autant de chances de tomber d'un côté que de l'autre. La liberté humaine possède le même caractère fondamental. Comme nos actes ont lieu au moment présent infiniment court, cela va parfois d'un côté et parfois de l'autre.

Ceci est la conception bouddhiste de la liberté humaine. Et cette théorie nous permet de réconcilier la règle de cause et d'effet avec la croyance en la liberté humaine. Dans la pensée philosophique occidentale, la croyance en la règle de cause et d'effet ne permet pas de croire également en la liberté humaine, et vice-versa. C'est là une contradiction bien connue et irrésolue de la philosophie occidentale. Personne n'y a trouvé de solution au cours des milliers d'années de développement de la philosophie. Mais le Bouddhisme a une théorie qui peut réconcilier ces deux options: la croyance en la relation de cause et d'effet et la croyance au libre arbitre. De sorte que la théorie bouddhiste du temps est très importante: nous l'appelons l'Instantanéité de l'Univers. La théorie bouddhiste affirme que l'Univers apparaît et disparaît à chaque moment; le temps est fragmenté ou discontinu. Seul le moment présent existe vraiment. Et c'est cette théorie du temps qui permet de résoudre la contradiction entre libre-arbitre et relation de cause à effet.

&emdash;Si nous croyons en l'instantanéité du moment présent, et que nous agissons sincèrement, pourquoi nous est-il donc nécessaire de croire en une règle de cause à effet?

C'est parce que nous avons la capacité de penser à notre prédicament avec notre intellect. Lorsque nous considérons les problèmes au niveau intellectuel, il nous faut reconnaître qu'il y a une loi qui gouverne nos actions, la loi de cause et d'effet. Cette loi nous permet de comprendre les situations réelles et de les rendre intelligibles dans le cadre de nos vies. Mais, en même temps, cette règle ne peut en aucun cas expliquer toute l'histoire; il nous faut voir la vie d'un autre point de vue en plus du point de vue déterministe de la causalité. Le Bouddhisme nous encourage à voir la vie et la façon dont fonctionne l'Univers de différentes façons. la loi de cause et d'effet est l'une de celles-là; une façon d'expliquer l'Univers.

&emdash;Je pense que le Zen n'est pas très clair sur la validité de la loi de causalité; il y a un endroit dans le Shôbôgenzô où un bonze demande ce qui est correct, la loi de causalité ou la liberté...

Pour comprendre pleinement la relation entre la liberté humaine et la loi de cause et d'effet, il faut se servir de la Théorie des Quatre Vues. Du premier point de vue, nous pouvons croire que les êtres humains bénéficient d'une liberté complète, parce que ce point de vue considère la réalité avec la puissance de l'esprit. Le second point de vue, c'est que l'Univers est gouverné par les causes et les effets, parce que cette vue considère la réalité du point de vue extérieur, objectif et matériel. Ces deux points de vue &emdash; liberté et causalité &emdash; sont contradictoires. Pour résoudre la contradiction, le Bouddhisme propose un troisième point de vue: la philosophie de l'action. C'est la philosophie du moment présent. La théorie bouddhiste du temps affirme que l'Univers est instantané. Cette théorie nous permet de dire ET que nous sommes libres au moment présent, Et que nous sommes liés par les causes et les effets. Pour réaliser ces trois points de vue, nous pratiquons Zazen, parce que pendant Zazen, nous pouvons faire l'expérience de ce qu'est effectivement la réalité en nous asseyant tranquillement. Donc, pour réaliser la validité de la Théorie des Quatre Vues, il nous faut agir, faire l'expérience de quelque chose de réel. Et la pratique de Zazen nous fournit cette expérience d'une façon très simple et directe. Donc, il est temps pour nous de pratiquer Zazen encore une fois.

Merci.

 


La suite: L'action dans le Bouddhisme


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Dogen Sangha

 

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