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© Nanabozho (Gichi Wabush)

Lankavâtara sûtra

Le sûtra de la descente au Lanka, est censé avoir été transmis à la Chine par Bodhidharma, dont on dit qu'il s'en servait comme du seau de sa transmission. J'ai traduit cette version en français à partir de la version de Daisetz Teitaro Suzuki ainsi que d'autres éléments non identifiés. Je recevrai avec gratitude et humilité les observations des lecteurs. Je voudrais au passage faire remarquer que le fameux verset attribué à Bodhidharma

Une transmission spéciale en dehors des écritures. Aucune
Sans dépendance vis-à-vis des lettres et des mots.
Révéler directement à chaque homme son esprit originel
Voir sa vraie nature et réaliser sa Nature-de-Bouddha.

On excipe souvent de ce quatrain pour soutenir que le Zen n'a rien à faire des écritures, sûtras ou autres textes et documents élaborés depuis 2500 ans par le Bouddhisme. Cette attitude est très prisée des "zénistes" français, car elle les exonère de l'effort de l'étude des bases doctrinales indispensables à une saine pratique. Lorsqu'on lit le Lanka, on a la surprise de découvrir au détour du chapitre VI un passage qui est manifestement la source de ce fameux quatrain. Malheureusement pour les contempteurs de l'étude du Bouddhisme, la suite n'est guère favorable à une interprétation trop littérale du passage. Allez-y, et lisez ce Chapitre VI.

Introduction au Lankavatâra Sûtra

Par Daisetz Teitaro Suzuki

Ce sûtra, selon la tradition, a été transmis par Bodhidharma à son plus grand disciple Huike et contient l'essentiel de la doctrine zen. Depuis, il a surtout été étudié par les philosophes du Zen. Mais, comme il est rempli de termes techniques difficiles et que le style en est quelque peu rugueux, ce sûtra n'a pas reçu le même succès populaire que d'autres soutras du Mahâyana tels que le Pundarika, le Vimalakirti ou le Vajracchedika [Diamant].

Le personnage principal y est un Bodhisattva du nom de Mahâmati ; divers sujets de spéculation philosophique sont abordés sur un fond profondément religieux. Le point le plus intéressant pour le lecteur est l'étude de svapratyatmagati, c'est-à-dire de la réalisation intérieure de la plus haute vérité. Il n'est peut-être pas inutile d'expliquer ici quelques-uns des termes qui reviennent constamment dans le texte : « naissance et mort » (sanskrit : samsara) se trouve toujours en contraste avec « Nirvâna ». Nirvâna est la plus haute vérité et la norme de l'existence alors que la naissance et la mort s'appliquent à un monde de particularités soumis au karma et à la loi de causalité. Tant que nous sommes dépendants du Karma, nous passons d'une naissance à l'autre et souffrons de tous les maux nécessairement inhérents à ce genre de vie, bien que ce soit une forme d'immortalité. Ce que les bouddhistes recherchent, c'est autre chose. «Mental Cosmique » (cittamatra) est un terme difficile. Il signifie mental absolu, à distinguer d'un mental empirique pouvant être l'objet d'une étude psychologique. Commençant par une majuscule, il s'applique à la réalité ultime sur laquelle s'appuie l'univers entier des objets individuels pour en tirer sa valeur. Réaliser cette vérité, tel est l'objectif de la vie bouddhiste.

L'expression « ce que l'on voit du Mental Cosmique », désigne ce monde visible, y compris ce que l'on appelle communément le mental. Dans notre expérience ordinaire du monde, nous considérons celui-ci comme une chose ayant sa « nature propre », c'est-à-dire une chose qui existe par elle-même. Mais une intuition plus profonde nous dit qu'il n' est rien, que le monde est une illusion et que ce qui existe réellement, c'est le Mental qui, par le fait qu'il est absolu, est sans second. Tout ce que nous voyons, entendons, tout ce que nous considérons comme objets des vijñanas (consciences) sont des événements qui naissent et disparaissent dans le Mental Cosmique. Ce Mental Absolu est également appelé, dans le Lankavatâra, le Dharma de Solitude (vivikta-dharma) parce qu'il existe par lui-même. Cela signifie aussi qu'il est le Dharma absolument tranquille. Il n'y a, dans ce Dharma de Solitude, aucune «discrimination», ce qui veut dire que la discrimination règne de ce côté-ci de l'existence, côté de multiplicités et de causalité. Bien plus, sans cette discrimination, il n'y a pas de monde possible. La discrimination provient de « l'énergie de l'habitude »* de la « mémoire » qui demeure latente dans l'alayavijñana, conscience-magasin où tout est conservé. Cette conscience n'a pas, à elle seule, le pouvoir d'agir. Elle est entièrement passive et reste au repos jusqu'à ce qu'une opération spécifique vienne l'activer. L'apparition de cette opération est un grand mystère devant lequel l'intellect est impuissant ; c'est un phénomène qu'il faut accepter simplement, sans chercher davantage. Selon Asvagosha, elle s'éveille « tout d'un coup».

Comprendre cette opération subite est la fonction de la « noble sagesse » (aryajñana), mais, en tant qu'expérience, l'éveil subit de la discrimination ne recouvre aucune signification. Le fait est simplement qu'elle est éveillée, rien de plus ; ce n'est pas une expression cherchant à désigner quelque chose d'autre. L'Alayavijñana ou cette conscience de conservation, considérée comme un magasin-entrepôt, ou mieux, comme une matrice créatrice dont tous les Tathagatas proviennent est appelée «Tathagatagarbha». Garbha est la matrice.

Normalement, notre appareil cognitif est fait pour fonctionner à l'extérieur, dans un monde de relativité et c'est pour cette raison que nous sommes profondément intégrés en lui que nous ne réalisons pas que nous sommes tous intrinsèque ment libres ; pour finir, nous sommes gênés de tous les côtés. Pour nous sortir de cette situation, il nous faut effectuer au fond de notre conscience ce que l'on peut appeler, sur le plan psychologique, un « retournement » ou une « révolution ». Cependant, il ne s'agit pas d'un simple événement psychologique empirique que l'on puisse expliquer en termes de conscience. Ce processus surgit dans les zones les plus profondes de notre être. Le terme sanskrit pour l'exprimer est paravrittasraya.

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*une expression qu'utilise aussi Thich Nhat Hanh.


Lankavâtara Sûtra

Sûtra de la Descente au Lanka

Auto-réalisation de la Noble Sagesse

Chapitre I.

La discrimination

Ainsi l'ai-je entendu. Le Béni du Ciel apparût un jour dans le château de Lanka qui se trouve au sommet du mont Malaya au milieu du grand Océan. De nombreux Bodhisattva-Mahasattvas venus de toutes les terres de Bouddha s'étaient miraculeusement assemblés, et un grand nombre de bhikshus s'y étaient rassemblés.

Les bodhisattvas-mahasattvas avec Mahâmati à leur tête étaient tous de parfaits maîtres des divers samadhis, de la décuple maîtrise de soi, des dix pouvoirs et des six facultés psychiques. Ayant été oints des mains mêmes du Bouddha, ils connaissaient tous bien la signification du monde objectif; ils savaient tous comment appliquer les divers moyens, enseignements et mesures disciplinaires selon les diverses mentalités et comportements des êtres; ils étaient profondément versés dans les cinq dharmas, les trois svabhavas, les huit vijñanas, et le double sans-existence propre [1]. Le Béni du Ciel, connaissant l'agitation mentale en cours dans les esprits de ceux qui étaient là assemblés (comme la surface de l'océan agitée en vagues par le vent qui passe), et son grand coeur ému par la compassion, sourit et dit : «Dans les temps anciens, les Ainsi-Venus du passé qui étaient des Arhats et des Eveillés complets vinrent au château de Lanka sur le mont Malaya et discoururent sur la Vérité de la Noble Sagesse qui est au-delà du savoir raisonnant des philosophes tout autant que de la compréhension des disciples et maîtres ordinaires ; et qui n'est réalisable qu'à l'intérieur de la conscience la plus profonde; pour vous, je vais, moi aussi, discourir sur la même Vérité. Tout ce qu'on voit dans le monde est privé d'effort et d'action parce que toutes choses dans le monde sont comme un rêve, ou comme une image miraculeusement projetée. Ceci n'est pas compris par les philosophes et par les ignorants, mais par ceux qui les voient vraiment. Ceux qui voient les choses autrement marchent dans la discrimination et, comme ils dépendent de la discrimination, ils s'accrochent au dualisme. Le monde, tel qu'il est vu par la discrimination est comme de voir sa propre image réfléchie dans un miroir, ou sa propre ombre, ou la lune réfléchie dans l'eau, ou un écho entendu dans la vallée. Les gens, en s'attachant à leurs propres ombres de discrimination, s'attachent à cette chose-ci et à cette chose-là et, en n'arrivant pas à quitter le dualisme, ils continuent pour toujours à discriminer et n'atteignent ainsi jamais la tranquillité. Par tranquillité, on veut dire l'Unité, et l'Unité donne naissance au samadhi le plus élevé qu'on gagne en entrant dans le royaume de la Noble Sagesse qui n'est réalisable qu'à l'intérieur de sa propre conscience la plus profonde».

Alors, tous les bodhisattvas-mahasattvas se levèrent du leurs sièges et lui rendirent hommage respectueusement et Mahâmati, le bodhisattva-mahasattva, aidé du pouvoir du Bouddha, découvrit son épaule, s'agenouilla et, pressant ses mains ensemble, le loua avec les vers qui suivent :

«Lorsque tu compasses le monde de tes parfaites intelligence et compassion, il doit te sembler une fleur éthérée dont on ne peut dire, "elle est née, elle est détruite, car les termes être et non-être ne s'appliquent pas à elle. Lorsque tu compasses le monde avec ta parfaite intelligence et compassion, il doit te sembler être un rêve dont on ne peut dire : il est permanent ou il est destructible, car l'être et le non-être ne s'appliquent pas à lui.

«Lorsque tu observes toutes choses avec ta parfaite intelligence et compassion, elles doivent te sembler des visions hors de portée de l'esprit humain, vu que l'être et le non-être ne s'y appliquent pas.

«Avec tes parfaites intelligence et compassion qui sont au-delà de toute limite, tu comprends que choses et personnes sont sans existence propre, et tu es libre et détaché des obstacles de la passion, de l'érudition et de l'égoïsme. Tu ne disparais pas dans le Nirvâna, et le Nirvâna ne se trouve pas en toi, car le Nirvâna transcende toute dualité du connaissant et du connu, de l'être et du non-être.

«Ceux qui te voient ainsi, serein et au-delà du concevable, seront émancipés de l'attachement, seront lavés de toute impureté, autant en ce monde que dans le monde spirituel au-delà. En ce monde, dont la nature est comme un rêve, il y a place pour la louange et le blâme, mais dans la Réalité ultime du Dharmakhaya qui est bien au-delà des sens et de l'esprit discriminant, qu'y a-t-il à louanger?

«O toi, le plus sage!»

* * *

Alors Mahâmati, le Bodhisattva-Mahasattva, dit : «O béni du Ciel, Sugata, Arhat et Totalement Eclairé, parle-nous, je t'en prie, de la réalisation de la Noble Sagesse qui est au-delà de la voie et de l'usage des philosophes ; qui est pure de tout prédicat tel que l'être ou le non-être, homogénéité et l'hétérogénéité, la dualité et la non-dualité, l'existence et la non-existence, l'éternité et la non-éternité : qui n'a rien à voir avec l'individualité et la généralité, ni la fausse imagination, ni aucune illusion qui proviennent de l'esprit lui-même ; mais qui se manifeste comme Vérité de la plus Haute Réalité. Par laquelle, montant continuellement à travers les niveaux de purification, on entre dans le dernier stade d'Ainsité, ce qui fait que, du fait du pouvoir de ses voeux originaux maintenus par aucun effort, on irradie son influence jusqu'à des mondes infinis, comme une gemme qui reflète ses couleurs diaprées, par laquelle moi-même et d'autres Bodhisattva-Mahasattvas arriverons à mener tous les êtres jusqu'à la même perfection de vertu».

Le Béni du Ciel dit alors : «Très bien, Très bien, Mahâmati! et encore très bien, certes! C'est en vertu de ta compassion pour le monde, c'est pour le bénéfice qu'il apportera à de nombreux êtres tant humains que célestes que tu t'es présenté devant nous pour faire ta requête. Aussi, Mahâmati, écoute bien et réfléchis honnêtement sur ce que je vais te dire, car je vais t'instruire». Alors Mahâmati et les autres Bodhisattva-Mahasattvas accordèrent une attention dévote à l'enseignement du Béni du Ciel.

«Mahâmati, vu que les ignorants et les simples d'esprit, ne sachant pas que le monde est seulement vu par l'esprit lui-même, s'attachent à la multiplicité des objets extérieurs, s'attachent aux notions d'être et de non-être, d'homogénéité et d'hétérogénéité, de dualité et de non-dualité, d'existence et de non-existence, d'éternité et de non-éternité, et pensent qu'ils ont une existence propre, le tout provenant des discriminations de l'esprit et étant perpétué par l'énergie de l'habitude, ce qui les amène à de fausses imaginations. C'est tout comme un mirage dans lequel des sources d'eau sont vues comme si elles étaient réelles. Elles sont ainsi imaginées par les animaux qui, assoiffés par la chaleur de la saison, se ruent sur elles. Les animaux, ne sachant pas que ces sources sont une hallucination de leur propre esprit, ne se rendent pas compte qu'elles n'existent pas. De la même façon, Mahâmati, les ignorants et les simples d'esprit, leur esprit brûlant du feu de l'avidité, de la colère et de la folie, trouvant du plaisir dans un monde aux formes multiples, leur pensées obsédées par les idées de naissance, de croissance et de destruction, ne comprenant pas bien ce que signifie l'existence et la non-existence, et impressionnés par les discriminations erronées et les spéculations sans commencement ni fin, tombent dans l'habitude de saisir ceci et cela et s'y attachent en conséquence.

C'est tout comme la cité des Gandharvas que les ignorants prennent pour une cité réelle bien qu'elle ne le soit pas, en fait. La cité apparaît comme dans une vision due à leur attachement à la mémoire d'une cité préservée dans l'esprit comme une semence ; ainsi peut-on dire de la cité qu'elle existe autant qu'elle n'existe pas. De la même façon, s'attachant à la mémoire de spéculations et de doctrines erronées accumulées depuis les temps sans commencement, ils tiennent à des idées telles que l'unité et la multiplicité, l'être et le non-être, et leurs pensées ne sont pas du tout claires sur ce qui, après tout, n'est vu que dans l'esprit. C'est comme un homme qui rêve dans son sommeil d'un pays qui semble rempli d'hommes, de femmes, d'éléphants, de chevaux, de voitures, de piétons, de villages, de villes, de hameaux, de vaches, de buffles, de manoirs, de bois, de montagnes, de rivières et de lacs et qui se déplace dans ce pays jusqu'à son réveil. Alors qu'il repose, à moitié éveillé, il se rappelle le pays de ses rêves et ses expériences là-bas; qu'en penses-tu, Mahâmati, ce rêveur qui laisse son esprit s'attarder sur les diverses irréalités qu'il a vues dans ce rêve doit-il être considéré comme sage ou comme fou? De la même manière, les ignorants et les simples d'esprit qui sont favorablement influencés par les vues erronées des philosophes ne reconnaissent pas que ces vues qui les influencent ne sont que des idées oniriques provenant de l'esprit lui-même, et en conséquence ils sont attachés par leurs notions d'unité et d'altérité, d'être et de non-être.

C'est comme la toile d'un peintre sur laquelle l'ignorant imagine voir les élévations et les dépressions des montagnes et des vallées. De la même manière, il y a des gens aujourd'hui qui sont sous l'influence de semblables vues erronées d'unité et d'altérité, de dualité et de non-dualité, dont la mentalité est conditionnée par la force de l'habitude de ces fausses imaginations et qui déclareront plus tard que ceux qui maintiennent la vraie doctrine de la non-naissance libre des alternatives de l'être et du non-être sont des nihilistes; et ce faisant ils causeront leur ruine à eux et aux autres. Par la loi naturelle des causes et des effets, ces disciples des vues pernicieuses déracinent des causes méritoires qui autrement pourraient mener à la pureté sans tache. Ils doivent être rejetés par ceux dont les désirs vont à des choses plus excellentes.

C'est comme les malvoyants qui entrevoyant un filet à cheveux s'exclament l'un à l'autre : «Quelle merveille! Regardez, honorables Seigneurs, quelle merveille!» Mais le filet à cheveux n'a jamais existé ; en fait, il n'est ni une entité, ni une non-entité, car il a été autant vu que non-vu. De la même manière, ceux dont les esprits sont attachés aux discriminations des vues erronées chéries par les philosophes qui s'adonnent aux vues réalistes de l'être et du non-être, contrediront le bon Dharma et finiront par se détruire eux-mêmes et d'autres avec eux. C'est comme une roue de feu causée par une fusée tournante, qui n'est pas une roue, mais est vue comme telle par l'ignorant. Et elle n'est pas non plus une non-roue parce que certains ne la voient pas. Par le même raisonnement, ceux qui sont habitués d'écouter les discriminations et les vues des philosophes considéreront les choses nées comme non-existantes et celles qui sont détruites par la causalité comme existantes.

C'est comme un miroir qui réfléchit couleurs et images telles que déterminées par les conditions, mais sans partialité. C'est comme l'écho du vent qui rend le son de la voix humaine. C'est comme un mirage d'eau mouvante qu'on voit dans un désert. De la même manière l'esprit discriminant de l'ignorant qui a été échauffé par de fausses imaginations et spéculations est-il agité en vagues semblables au mirage par les vents de la naissance, de la croissance et de la destruction.

C'est comme le magicien Pisaca, qui au moyen de ses enchantements, fait qu'une image en bois ou un cadavre pulsent de vie, quoiqu'il n'ait aucun pouvoir propre. De même, l'ignorant et le simple, s'en remettant à des conceptions philosophiques erronées devient totalement dévoué aux idées d'unicité et d'altérité, mais leur confiance n'est pas bien fondée. Pour cette raison, Mahâmati, toi et d'autres bodhisattvas-mahasattvas devriez rejeter toutes discriminations qui mènent aux notions de naissance, de durabilité et de destruction, d'unicité, de dualité et de non-dualité, d'être et de non-être, et qu'ainsi vous vous libériez des liens de l'énergie des habitudes, et deveniez capables d'atteindre une réalité de Noble Sagesse réalisable en vous-mêmes.

* * *

Alors, Mahâmati dit au Béni du Ciel : «Pourquoi est-ce que les ignorants s'adonnent à la discrimination et pas les sages?» Le Béni du Ciel répliqua : «C'est parce que les ignorants s'attachent aux noms, aux signes et aux idées; comme leur esprit se meut au long de ces canaux, il se nourrissent d'un multiplicité d'objets et tombent dans la notion d'âme dotée d'une existence propre et dans ce qui lui appartient; ils discriminent entre le bien et le mal parmi les apparences et s'attachent à ce qui est agréable. Comme ils s'attachent ainsi, il se produit une réversion de l'ignorance, et le karma issu de l'avidité, de la colère et de la folie s'accumule. Comme l'accumulation du karma se poursuit, ils sont emprisonnés dans un cocon de discrimination et sont en conséquence incapables de se libérer du cycle de la naissance et de la mort.

A cause de la folie, ils ne comprennent pas que toutes choses sont de la nature de maya, comme le reflet de la lune dans l'eau, qu'il n'existe pas de substance du soi qu'on puisse imaginer comme une âme-âme dotée d'une existence propre et ses propriétés, et que toutes leurs idées définitives proviennent de leurs fausses discriminations de ce qui n'existe que parce que c'est vu par l'esprit lui-même. Ils ne se rendent pas compte que les choses n'ont rien à voir avec le qualifié et le qualifiant, ni avec le cycle de la mort, de la durée et de la destruction, et au contraire, ils assurent qu'ils sont nés d'un créateur, du temps, des atomes, de quelque esprit céleste. C'est parce que les ignorants s'adonnent à la discrimination qu'ils se meuvent avec le flot des apparences, mais il n'en va pas ainsi des sages


Chapitre II

Fausses imaginations et connaissance des apparences

Alors Mahâmati, le Bodhisattva-Mahasattva s'adressa au Béni du Ciel, en disant : «Tu parles des vues erronées des philosophes, peux-tu nous en dire plus sur elles, pour nous mettre en garde contre elles? Le Béni du Ciel répondit en disant : Mahâmati, l'erreur de ces enseignements erronés que tiennent généralement les philosophes tient en ceci : ils ne reconnaissent pas que le monde objectif surgit de l'esprit lui-même; ils ne comprennent pas que tout le système mental provient lui aussi de l'esprit lui-même; mais, dépendant de la réalité de ces manifestations de l'esprit, ils persistent à discriminer entre elles, comme les simples d'esprit qu'ils sont; chérissant le dualisme de ceci et de cela, de l'être et du non-être, ignorants du fait qu'il n'existe qu'une seule Essence commune. Au contraire, mon enseignement est basé sur la reconnaissance de ce que le monde objectif, tel une vision, est une manifestation de l'esprit lui-même; il enseigne la cessation de l'ignorance, du désir, du fait et de la causalité; il enseigne la cessation de la souffrance qui provient de la discrimination [entre les choses] du triple monde. Il y a des savants brahmanes qui, affirmant quelque chose à partir de rien, affirment qu'il doit y avoir une substance liée aux causes qui se maintient dans le temps, et que les éléments qui constituent la personnalité et ce qui l'entoure ont leur genèse et leur continuation dans la causalité et qui, après avoir ainsi existé, disparaissent. Et puis, il y en a d'autres qui tiennent des vues destructrices et nihilistes concernant des sujets tels que la continuité, l'activité, la décomposition, l'existence, le Nirvâna, la Voie, le karma, la fructification et la Vérité. Pourquoi? Parce qu'ils n'ont pas atteint une compréhension intuitive de la Vérité elle-même et qu'ils n'ont donc pas une pénétration claire des fondamentaux des choses. Ils sont comme une jarre brisée en morceaux qui ne peut plus fonctionner en tant que jarre; ils sont comme une semence brûlée qui n'est plus capable de germer. Mais les éléments qui constituent la personnalité et ce qui l'entoure qu'ils considèrent comme sujet au changement sont en réalité incapables de transformations ininterrompues. Leurs vues sont basées sur des discriminations erronées du monde objectif; elles ne sont pas basées sur la vraie conception.

Encore une fois, s'il est vrai que quelque chose provienne de rien et qu'il y a augmentation du système mental en raison de la combinaison des trois causes productrices d'effet, on pourrait en dire autant de choses qui n'existent pas; par exemple, qu'une tortue puisse développer des poils, ou que le sable donne de l'huile. Cette proposition est stérile; elle finit par ne rien affirmer. Il s'ensuit que le fait, le labeur et la cause de ce dont ils parlent est inutile, et ainsi aussi en est-il de leur révérence pour l'être et le non-être. S'ils argumentent qu'il existe une combinaison des trois causes productrices d'effet, il faut qu'ils le fassent sur le principe de la cause et de l'effet, c'est-à-dire que quelque chose vient de quelque chose et pas de rien. Aussi longtemps qu'on affirme un monde de relativité, il y a une chaîne toujours récurrente de causalité qui ne peut être niée en aucune circonstance, et c'est pourquoi nous ne pouvons parler de quoi que ce soit qui en vienne à une fin de cessation. Tant que ces savants resteront sur leur terrain philosophique, leur démonstration devra se conformer à la logique et leurs livres et leur habitude mnémonique d'intellection erronée leur collera toujours à la peau. Pour rendre les choses pires, les simples d'esprit, empoisonnés par cette vue erronée, déclareront que cette façon incorrecte de penser enseignée par les ignorants est égale à ce qu'enseigne l'Omniscient.

Mais la méthode d'instruction présentée par les Tathagatas n'est pas basée sur des assertions et des réfutations au moyen des mots et de la logique. Il y a quatre formes d'assertions qu'on peut faire sur des choses qui n'existent pas, c'est-à-dire, des assertions à propos de marques individuelles qui n'existent pas; sur des objets qui n'existent pas, sur une cause qui n'existe pas; et sur des vues philosophiques qui sont erronées. Par réfutation, on entend qu'en raison de l'ignorance, on n'a pas examiné correctement l'erreur qui repose à la base de ces assertions.

L'assertion à propos des marques individuelles qui n'ont pas d'existence réelle se rapporte aux marques distinctives que perçoivent l'oeil, l'oreille, le nez, etc. et qui indiquent l'individualité et la généralité dans les éléments qui constituent la personnalité et son monde extérieur; et alors, en prenant ces marques pour réelles et en s'y attachant, on se fait à l'idée ou on affirme que ces choses sont ainsi et pas autrement. L'assertion sur des objets qui n'existent pas réellement en est une qui provient de l'attachement à ces marques associées de l'individualité et de la généralité. Les objets en eux-mêmes ne sont ni existants ni non-existants et sont tout à fait privés de l'alternative de l'être et du non-être; et on ne devrait y penser que de la même manière que l'on pense aux cornes d'un lièvre, d'un cheval ou d'un chameau, qui n'ont jamais existé. Les objets sont discriminés par les ignorants qui sont accros à l'assertion et à la négation, parce que leur intelligence n'est pas assez fine pour pénétrer dans la vérité qu'il n'y a rien d'autre que ce que voit l'esprit lui-même. L'assertion d'une cause qui n'a pas d'existence suppose la naissance sans cause du premier élément du système mental qui se révèle par après n'avoir qu'une non-existence de la nature de maya. C'est-à-dire qu'il y a des philosophes qui soutiennent qu'un système mental non-né à l'origine commence à fonctionner sous conditions d'oeil, de forme, de lumière et de mémoire, dont le fonctionnement se poursuit un certain temps, puis s'arrête. Ceci est un exemple d'une cause qui est sans existence.

L'assertion de vues philosophiques à propos des éléments qui constituent la personnalité et son monde environnant qui sont non-existants, suppose l'existence d'une existence propre, d'un être, d'une âme, d'un être vivant, d'un "nourrisseur" ou d'un esprit. Ceci est un exemple de vues philosophiques qui ne sont pas vraies. C'est cette combinaison de la discrimination des marques imaginaires de l'individualité, de leur regroupement, et de leur avoir donné un nom et de s'y être attachés comme à des objets, en raison de l'énergie de l'habitude qui s'est accumulée depuis des temps immémoriaux, qu'on se construit des vues erronées dont la seule base consiste en des imaginations fausses. C'est pour cette raison que les Bodhisattvas devraient éviter toute discussion à propos des assertions et des négations fondées uniquement sur les mots et la logique.

La discrimination entre les mots se poursuit grâce à la coordination du cerveau, de la cage thoracique, du nez, de la gorge, du palais, des lèvres, de la langue et des dents. Les mots ne sont ni différents ni non-différents de la discrimination. Ils ont le discrimination pour cause; si les mots étaient différents de la discrimination, ils ne pourraient pas l'avoir pour cause; et ensuite et encore, si les mots n'étaient pas différents, ils ne pourraient pas êtres vecteurs de sens, ni en exprimer. Les mots sont donc produits par la causalité et sont mutuellement conditionnants et mouvants, et, ainsi que les choses, sont sujets à la naissance et à la destruction. Il y a quatre sortes de discrimination des mots, qu'on doit toutes éviter parce que toutes sont également irréelles. Tout d'abord, il y a des mots qui indiquent des marques individuelles qui proviennent de la discrimination entre formes et signes, pris pour réels en eux-mêmes, ce qui fait qu'on s'y attache. Il y a des mots-mémoire qui proviennent de l'environnement irréel qui se forme devant l'esprit lorsqu'il se rappelle certaines expériences préalables. Il y a ensuite des mots qui croissent sur le terreau de l'attachement aux distinctions erronées et aux spéculations des processus mentaux. Et finalement, il y a des mots qui croissent sur le terreau des préjugés héréditaires, comme des semences d'énergie de l'habitude accumulées depuis des temps immémoriaux, ou qui ont leur origine dans quelque attachement depuis longtemps oublié à de fausses imaginations et à des spéculations erronées.

Il y a enfin des mots là où il n'y a aucun objet correspondant, ainsi que, par exemple, les cornes de lièvre, l'enfant d'une femme stérile, etc. &emdash; ces choses n'existent pas, mais nous en avons quand même les mots correspondants. Les mots sont des créations artificielles; il y a des terres de Bouddha où il n'y a pas de mots. Dans certaines terres de Bouddha, les idées sont indiquées par un regard constant, dans d'autres par des gestes, et dans d'autres encore par un froncement de sourcils, par un mouvement des yeux, par un rire, par un bâillement, par un éclaircissement de la gorge ou par un tremblement. Par exemple, dans la terre de Bouddha du Tathagata Samantabhadra, les Bodhisattvas, grâce à un dhyâna transcendant les mots et les idées, arrivent à reconnaître toutes choses comme étant non-nées, et ils font également l'expérience de divers très excellents Samadhis qui transcendent les mots. Même en ce monde, des êtres aussi spécialisés que les fourmis ou les abeilles poursuivent très bien leurs activités sans avoir recours à des mots. Non, Mahâmati, la validité des choses est indépendante de la validité des mots.

Qui plus est, il y a d'autres choses qui appartiennent aux mots, c'est-à-dire le corps syllabique des mots, le corps nominal des mots, et le corps phraséal des mots. Par corps syllabique, on entend ce par quoi les mots et les phrases sont constitués ou indiqués: il y a une raison à certaines syllabes, certaines sont mnémoniques, et d'autres sont arbitrairement choisies. Par corps nominal, on entend l'objet dont dépendent les mots nominaux pour leur signification, ou autrement dit, le corps nominal est la "substance" d'un mot nominal. Par corps phraséal, on entend la complétion du sens en exprimant plus pleinement le mot dans une phrase. Le nom de ce corps phraséal est suggéré par les empreintes que laissent sur les routes les éléphants, les chevaux, les cerfs, le bétail, les chèvres, etc. Mais ni les mots ni les phrases ne peuvent exactement exprimer le sens, car les mots ne sont que de doux sons choisis de façon arbitraire pour représenter des choses, ils ne sont pas les choses elles-mêmes, et celles-ci ne sont à leur tour que des manifestations de l'esprit. Le discrimination du sens se base sur une fausse imagination à propos de ces doux sons que nous appelons mots et qui dépendent du sujet quel qu'il soit qu'ils sont censés représenter, sujets qui sont à leur tour supposés exister d'eux-mêmes, le tout étant basé sur l'erreur. Les disciples doivent demeurer sur leurs gardes contre les séductions des mots et des phrases et de leurs sens illusoires, car par eux l'ignorant et le sot se font prendre au piège et se retrouvent sans défense comme un éléphant se débattant dans une boue profonde.

Les mots et les phrases sont produits par la loi de causalité et se conditionnent mutuellement &emdash; ils ne peuvent pas exprimer la Réalité ultime. Qui plus est, dans la Réalité ultime, il n'y a pas de différentiations entre lesquelles discriminer, et il n'y a rien à affirmer à leur sujet. La Réalité ultime est un état de béatitude exalté, ce n'est pas un état de discrimination de mots et on ne peut pas y entrer simplement avec des postulats la concernant. Les Tathagatas ont de meilleures façons d'enseigner, en particulier grâce à l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.

* * *

Mahâmati demanda au Béni du Ciel: Je vous en prie, parlez-nous de la causalité de toutes choses, de sorte que moi et les autres Bodhisattvas puissions voir dans la nature de la causalité et puissions ne plus discriminer entre la survenue graduelle ou simultanée de toutes choses?

Le Béni du Ciel répondit: Il y a deux facteurs de causalité en raison desquels toutes choses viennent à l'existence apparente: des facteurs internes et des facteurs externes. Ces derniers sont un tas d'argile, un bâton, une roue, un fil, de l'eau, un ouvrier et son labeur, la combinaison de l'ensemble produisant un vase. Comme pour un vase qui est fait d'un tas d'argile, ou une pièce de tissu qui l'est d'un fil, ou de nattes faites d'herbe odoriférante, ou d'une pousse qui sort d'une graine, ou de beurre frais tiré du lait suri par un homme qui le baratte; ainsi en est-il de toutes choses qui apparaissent l'une après l'autre en succession continue. En ce qui concerne les facteurs internes de causalité, ils sont tels que la bonté, le désir, le but, qui entrent tous dans l'idée de causalité. Nés de ces deux facteurs, il y a une manifestation de personnalité et les choses individuelles qui constituent son environnement, mais elles ne sont pas choses individuelles ni distinctives; elles ne sont ainsi que parce qu'elles sont discriminées par les ignorants.

On peut diviser la causalité en six éléments: la cause-indifférence, la cause dépendante, la cause-possibilité, la cause agente, la cause objective, la cause manifestante. La cause-indifférence signifie que s'il n'y a pas de discrimination à l'oeuvre, il n'y a pas de pouvoir de combinaison à l'oeuvre, et donc pas de combinaison en jeu, ou qu'il y a dissolution de combinaison présente. La cause dépendante signifie que les éléments doivent être présents. La cause-possibilité signifie que pour qu'une cause devienne effective, il doit y avoir un concours approprié de conditions autant internes qu'externes. La cause agente signifie qu'il doit y avoir un principe investi d'une autorité suprême comme un roi souverain qui est présent et qui s'impose. La cause objective signifie que pour faire partie du monde objectif, le système mental doit être existant et doit poursuivre son activité permanente. La cause manifestante signifie que lorsque la faculté discriminante du système mental s'affaire, les marques individuelles sont révélées à la manière dont la lumière de la lampe révèle les formes.

Toutes causes sont ainsi vues être le résultat de la discrimination qu'opèrent les ignorants et les sots, et il n'y a donc rien de tel qu'une venue graduelle ou simultanée à l'existence. Si on postulait une chose telle que la venue graduelle à l'existence, on pourrait la désapprouver en montrant qu'il n'y a pas de substance fondamentale pour maintenir ensemble les signes individuels, ce qui rend un devenir graduel impossible. Si on postulait une venue simultanée à l'existence, il n'y aurait pas de distinction entre cause et effet, et il n'y aurait rien pour caractériser une cause en tant que telle. Tant qu'un enfant n'est pas encore né, le terme père n'a aucun sens. Les logiciens argumentent qu'il y a ce qui est né et qu'il y a ce qui donne naissance grâce au fonctionnement mutuel de facteurs aléatoires tels que la cause, la substance, la continuité, l'accélération, etc., et ils en concluent qu'il y a une venue graduelle en existence; mais cette montée graduelle n'obtient pas, à part en raison de l'attachement à la notion d'une nature autonome.

Lorsque des idées de corps, de propriété et de demeure sont vues, discriminées et chéries dans ce qui n'est après tout rien d'autre que ce que l'esprit lui-même conçoit, on perçoit un monde extérieur sous l'angle de l'individualité et de la généralité qui ne sont pourtant pas des réalités: alors, ni la génération simultanée, ni la génération graduelle ne sont possibles. Ce n'est que lorsque le système mental entre en activité et se met à discriminer entre les manifestations de l'esprit qu'on peut dire que l'existence arrive en vue. C'est pour ces raisons, Mahâmati, que tu dois te défaire des notions de graduation et de simultanéité dans la combinaison des activités aléatoires.

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Mahâmati dit alors au Béni du Ciel: A quelle sorte de discrimination et à quelle sorte de pensées devrait-on appliquer le terme de fausses imaginations?

Le Béni du Ciel répondit: Tant que les gens ne comprennent pas la véritable nature du monde objectif, ils tombent dans une vision dualiste. Ils imaginent que les multiples objets extérieurs sont réels et s'y attachent, et sont nourris par l'énergie de leur habitude. Parce que ce système de mentation &emdash; le mental et ce qui y appartient &emdash; est discriminé et pris pour réel; ceci conduit à l'assertion d'une âme dotée d'une existence propre et de ses dépendances, et c'est ainsi que le système mental continue de fonctionner. Dépendant de l'habitude mentale dualiste et s'y attachant, ils acceptent les vues des philosophes fondées sur ces distinctions erronées, de l'être et du non-être, de l'existence et de la non-existence, et c'est de là que viennent ce que nous appelons de fausses-imaginations. Mais Mahâmati, le discrimination n'évolue pas, pas plus qu'elle n'est écartée parce que, lorsque tout ce qui est vu est vraiment reconnu pour n'être rien d'autre que la manifestation de l'esprit, comment le discrimination en ce qui concerne l'être et le non-être pourrait-elle évoluer? C'est au bénéfice des ignorants qui sont accros à des discriminations de la multiplicité des choses qui sont le fait de leur propre esprit, que j'ai dit que le discrimination a lieu à cause de l'attachement à cet aspect de la multiplicité qui est caractéristique des objets. Autrement, comment les ignorants et les simples d'esprit pourraient-ils concevoir qu'il n'y a rien d'autre que ce que voit l'esprit lui-même, et comment pourraient-ils autrement arriver à une perception de la véritable nature de leur esprit et se libérer des conceptions fausses sur la cause et l'effet? Comment pourraient-ils autrement arriver à une conception claire des étapes du Bodhisattva, et arriver à un "renversement" au siège le plus profond de leur conscience, et finalement arriver à une auto-réalisation intérieure de la Noble Sagesse qui transcendus cinq Dharmas, les trois natures de Soi, et toute l'idée d'une Réalité discriminée? C'est pour cette raison que je dis que le discrimination prend son origine dans l'esprit qui s'attache aux multiplicités de choses qui ne sont en elles-mêmes pas réelles, et que l'émancipation vient d'une compréhension totale du sens de la Réalité, tel qu'elle est vraiment. Les fausses-imaginations prennent leur origine dans la considération des apparences; les choses sont discriminées selon la forme, les signes et la façon; selon qu'elles ont couleur, chaleur, humidité, mobilité ou rigidité. La fausse imagination consiste à s'attacher à ces apparences et à leurs noms. Par attachement aux objets on entend le fait de s'attacher aux choses intérieures et extérieures comme si elles étaient réelles. Par attachement aux noms on entend le fait de reconnaître dans ces choses intérieures et extérieures les marques caractéristiques de l'individuation et de la généralité, et à les considérer comme appartenant absolument aux noms des objets. La fausse imagination enseigne que, puisque toutes choses sont liées aux causes et conditions de l'énergie de l'habitude qui s'accumule depuis des temps immémoriaux, du fait de ne pas reconnaître que le monde extérieur est le fait de l'esprit lui-même, toutes choses peuvent se comprendre sous les aspects de l'individualité et de la généralité. En vertu de cet attachement à ces fausses-imaginations, il y a une multitude d'apparences qui sont imaginées comme étant réelles mais qui ne sont qu'imaginaires. Pour illustrer mon propos : quand un magicien qui dépend de l'herbe, du bois, des buissons et des plantes grimpantes, exerce son art, de nombreuses formes et de nombreux êtres prennent forme qui ne sont que magiquement créés ; parfois, ils font même des figures qui ont un corps et qui bougent et agissent comme des êtres humains ; ils sont diversement et fantastiquement discriminés, mais il n'y a aucune réalité en eux ; tout le monde, à part les enfants et les simples d'esprit sait qu'ils ne sont pas réels. De même, à partir de la notion de relativité, la fausse-imagination perçoit une variété d'apparences que l'esprit discriminant se met à objectifier et à nommer, et à s'y attacher, et que la mémoire et l'énergie de l'habitude perpétuent. Voici tout ce qui est nécessaire pour constituer la nature-propre des fausses-imaginations.

On peut distinguer les divers aspects des fausses-imaginations comme suit : on a les mots, le sens, les marques individuelles, la propriété, la nature propre, la cause, les vues philosophiques, le raisonnement, la naissance, la non-naissance, la dépendance, l'asservissement et l'émancipation. La discrimination entre les mots est de s'attacher à différents sons chargés de sens familiers. Le discrimination de sens surgit lorsqu'on s'imagine que les mots tirent leur existence de tout sujet qu'ils expriment, lesquels sujets on considère comme ayant une existence propre. La discrimination entre les marques individuelles est d'imaginer que tout ce qui est dénoté en mots par rapport aux multiplicités des marques individuelles (qui sont en elles-mêmes comme un mirage) est vrai, et de s'y attacher avec ténacité, à discriminer entre toutes choses selon des catégories comme la chaleur, la fluidité, la mobilité, et la solidité. La discrimination de la propriété consiste à désirer un état de prospérité, du genre de l'or, de l'argent et de différentes pierres précieuses. La discrimination de la nature propre consiste à effectuer des discriminations selon les vues des philosophes en référence à la nature propre de toutes choses en imaginant et soutenant obstinément qu'elles sont vraies, en disant : «Ceci est juste comme c'est et ne peut être autrement». La discrimination de cause consiste à distinguer la notion de causalité en référence à l'être et au non-être et à imaginer qu'il existe des choses comme «les signes des causes». La discrimination de vues philosophiques signifie considérer différentes vues par rapport aux notions d'être et de non-être, d'unicité et d'altérité, de simultanéité de deux choses et de leur non-simultanéité, d'existence et de non-existence, l'ensemble desquelles étant erroné, et s'attacher à des vues spécifiques . La discrimination du raisonnement signifie l'enseignement dont le raisonnement se fonde sur la saisie de la notion de substance du moi et de ce qui lui appartient. La discrimination de la naissance signifie s'attacher à la notion que les choses viennent à exister et à cesser d'exister en vertu de la loi de causalité. La discrimination de la non-naissance consiste à voir que des substances sans causes, qui n'étaient pas, viennent à exister en raison de la loi de causalité. La discrimination de la dépendance signifie la dépendance mutuelle de l'or et des filaments qu'on en fait. Les discriminations de l'asservissement et de l'imagination sont comme d'imaginer qu'il y a quelque chose de lié parce qu'il y a quelque chose qui lie, comme dans le cas d'un homme qui attache un noeud et puis en défait un autre. Ce sont là les divers aspects des fausses-imaginations auxquelles s'attachent tous les ignorants et les simples d'esprit. Ceux qui s'attachent aux notions de relativité sont attachés aux notions de la multiplicité des choses qui surgissent de la fausse-imagination. C'est comme de voir des variétés d'objets qui dépendent de maya, mais ces variétés ainsi révélées sont discriminées par les ignorants comme étant quelque chose d'autre que maya lui-même, selon leur façon de penser. Maintenant, la vérité c'est que maya et des variétés d'objets ne sont ni différents ni non différent; s'ils étaient différents, les variétés d'objets n'auraient pas maya pour caractéristique; s'ils n'étaient pas différents, il n'y aurait pas de distinction entre eux. Mais comme il y a une distinction, ces deux-là &emdash; maya et variétés d'objets &emdash; ne sont ni différents ni non différents, pour une excellente raison : ils ne font qu'un.

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Mahâmati dit au Béni du Ciel: L'erreur est-elle une entité ou pas? Le Béni du Ciel répondit: L'erreur n'a pas en elle de caractère qui entraîne l'attachement; si l'erreur avait un tel caractère, aucune libération ne serait possible de son attachement à l'existence, et la chaîne de production ne se comprendrait qu'au sens de création, ainsi que le soutiennent les philosophes. L'erreur est de même nature que maya, également, et en tant que maya est incapable de produire d'autre maya, de sorte que l'erreur en elle-même ne peut pas produire l'erreur; c'est la discrimination et l'attachement qui produisent les mauvaises pensées et les fautes. Qui plus est, maya n'a pas par lui-même pouvoir da discrimination; il ne surgit que lorsqu'il est invoqué par les charmes d'un magicien. L'erreur n'a pas en elle-même l'énergie de l'habitude; l'énergie de l'habitude ne surgit que de la discrimination et de l'attachement. L'erreur en elle-même n'a pas de défauts; les défauts sont dus aux discriminations confuses que chérissent tant les ignorants sur l'âme dotée d'une existence propre et son esprit. Les sages n'ont rien à faire soit avec maya ou avec l'erreur. Maya, pourtant, n'est pas une irréalité parce qu'il n'a que l'apparence de la réalité; toutes choses ont la nature de maya. Ce n'est pas parce que toutes choses sont imaginées et qu'on s'y attache à cause de la multitude des signes individuels , qu'ils sont comme maya; c'est parce qu'ils sont également irréels et qu'ils disparaissent aussi rapidement qu'ils ont apparu. Attachés aux pensées erronées, ils se confondent et se contredisent entre eux et avec d'autres. Comme ils ne saisissent pas clairement le fait que le monde n'est rien de plus que l'esprit lui-même, ils imaginent et s'attachent à la causalité, au travail, à la naissance et aux signes individuels, et leurs pensées se caractérisent par l'erreur et les fausses-imaginations. Par l'enseignement que toutes choses se caractérisent par la nature propre de maya et d'un rêve on entend amener les ignorants et les simples d'esprit mettre de côté l'idée de la nature propre dans quoi que ce soit.

La fausse imagination enseigne que des choses telles que la lumière et l'ombre, longue et courte, noire et blanche sont différentes et doivent être discriminées; mais elles ne sont pas indépendantes l'une de l'autre; elles ne sont que différents aspects de la même chose, ce sont des termes de relation et pas de réalité. Les conditions d'existence ne sont pas de caractère mutuellement exclusif ; en essence, les choses ne sont pas deux mais une. Même le Nirvâna et le monde de vie et de mort du Samsara sont des aspects de la même chose, car il n'y a pas de Nirvâna sauf là où il y a Samsara, et pas de Samsara sauf là où il y a Nirvâna. Toute dualité est faussement imaginée.

Mahâmati, toi et tous les Bodhisattvas devez vous discipliner dans la réalisation et l'acceptation patiente des vérités de la vacuité, de la non-naissance, de l'absence de nature propre, et de la non-dualité de toutes choses. On trouve cet enseignement dans tous les sûtras de tous les Bouddhas et il est présenté selon les diverses dispositions des êtres, mais ce n'est pas la Vérité elle-même. Ces enseignements ne sont qu'un doigt pointé vers la Noble Sagesse. Ils sont comme un mirage avec ses sources d'eau que le cerf prend pour réelles et après lesquelles il court. Il en va de même avec l'enseignement dans tous les sûtras : Ils sont prévus pour la considération et la guidance de l'esprit discriminant de tout le monde, mais ils ne sont pas la Vérité elle-même, qui ne peut être réalisée que par chacun, au sein de sa conscience la plus intime. Mahâmati, toi et tous les Bodhisattvas devez recherchez cette réalisation personnelle intérieure de la Noble Sagesse, et ne pas vous laisser captiver par les enseignements en paroles.


Notes:

[1] "Existence propre": Anatta en pâli (langue des textes bouddhistes les plus anciens), ce qui veut dire "sans soi" (an privatif et atta, soi, être). Ce terme est souvent traduit par "sans ego" et "atta" par "ego". Au vu de l'usage abusif qui a pu être fait de ce terme, il vaut mieux, ce me semble, revenir au sens scrict de l'expression, qui parle de l'interdépendance, et du fait que rien n'existe isolé de son contexte. [retour]

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