Shôbôgenzô Kuge de
maître Dôgen
Chapitre 43 du Shôbôgenzô, le "Trésor de l'Oeil du
Vrai Dharma".
Des fleurs dans l'espace
Ku
signifie "le ciel" ou "l'espace", et ge signifie "fleurs".
Que sont des fleurs dans l'espace? Maître Dôgen se sert de
l'expression pour exprimer tous les phénomènes de ce monde.
Selon les idées du philosophe allemand Emmanuel Kant, nous
ne pouvons être sûrs de l'existence réelle des choses de ce
monde, mais, par contre, nous pouvons être sûrs qu'il y a
des phénomènes que peuvent percevoir nos sens. Pour lui,
donc, les phénomènes ne s'identifient pas nécessairement à
la réalité même s'ils apparaissent réellement en ce monde.Il
refusait de discuter du problème métaphysique de
"l'existence réelle" et fondait sa philosophie sur la raison
humaine. La même idée se retrouve dans le bouddhisme ancien.
Maître Dôgen pensait que ce scepticisme est important
lorsqu'on considère le sens de la vie, et il explique donc
dans ce chapitre le sens des "fleurs dans l'espace," ce qui,
dans le bouddhisme, exprime les phénomènes réels.
[19] Le patriarche fondateur dit:
Une
fleur, c'est cinq pétales qui s'ouvrent
Les effets naturellement sont réalisés. [1]
Nous
devons
apprendre en pratique ce moment de l'éclosion d'une fleur, et sa
clarté, sa couleur et sa forme. Une fleur se compose de cinq
pétales et l'éclosion des cinq pétales est une fleur. La
pénétration de la vérité d'une fleur est: "Au
départ, je suis venu dans ce pays pour transmettre le Dharma et
sauver les êtres émotionnels [plongés] dans l'illusion. [2] L'état qui est visité par la clarté et la
couleur peut être présent dans cette leçon pratique. ""Je
me fie à ce que les effets s'effectueront d'eux-mêmes": ceci
exprime la réalisation
naturelle
[3]. "Réalisation
naturelle" signifie mettre en jeu les causes et accepter
les effets. Le monde a des causes et le monde a des effets. Nous
jouons/représentons la cause-et-effet qu'est ce monde, et nous
acceptons la cause-et-effet qu'est le monde. Le soi [4] [naturel]
est lui-même,
[5] et le soi est inévitablement seulement vous;
autrement dit, les quatre éléments et les cinq agrégats. Comme
nous utilisons un véritable
être humain sans situation sociale,
[6]
l'état n'est pas moi, et n'est pas quelqu'un d'autre, et c'est ainsi que
nous nommons ce qui est indéfini "le soi"
[7]. "
L'état
d'être
[naturel]"
[8]
signifie
agrément [9]. "Réalisation naturelle" est est
le moment même de l'éclosion des fleurs et de la fructification
[10], et le moment même de la transmission du
Dharma et de la salvation des égarés. Par exemple, le moment et
l'endroit où s'ouvrent et éclosent les fleurs de lotus bleu [11],
c'est au milieu du feu et au moment du feu
[12]. Et toutes les
étincelles et toutes les flammes existent à l'endroit et au moment où
s'ouvrent et s'étalent les fleurs du lotus bleu. Au-delà du temps
et de la place des fleurs de lotus bleu, pas une seule étincelle ne naît
et pas une seule étincelle n'a de vie animée. Rappelez-vous, dans une
seule étincelle il y a des centaines et des milliers de bouquets de
fleurs de lotus bleu et elles s'ouvrent et éclosent dans l'espace, elles
s'ouvrent et éclosent sur le sol, elles s'ouvrent et éclosent dans le
passé et elles s'ouvrent et éclosent dans le présent. Faire l'expérience
du temps et de l'emplacement réels du feu, c'est faire l'expérience des
fleurs de lotus bleu. Nous ne devons pas passer à côté du temps et de la
place des fleurs de lotus bleu, mais nous devons en faire l'expérience.
[22]
Un
ancêtre dit:
Les
fleurs de lotus bleu s'ouvrent dans le feu. [13]
Donc,
les
fleurs de lotus bleu s'ouvrent et éclosent inévitablement
dans le feu
[14]. Si nous voulons connaître l'intérieur
du feu, c'est l'endroit où
s'ouvrent et éclosent les fleurs de lotus bleu.
Nous ne devons pas, par attachement aux vues humaines et aux vues
divines, négliger d'investiguer l'intérieur
du feu. Si nous nous mettions à douter, nous pourrions
douter de ce que les fleurs de lotus croissent dans l'eau, ou que
d'autres fleurs soient présentes sur des branches et des brindilles.
Egalement, si nous nous mettions à douter, nous pourrions douter de
ce que le monde objectif [15] soit fermement
établi, mais de ceci nous n'en doutons pas. Personne d'autre que les
patriarches bouddhistes ne sait que l'ouverture
des
fleurs est l'occurence du monde [16]. Les fleurs qui s'ouvrent sont
trois et trois avant, et trois et
trois après [17]. Pour arriver à ces
chiffres, ils ont accumulé des particules matérielles et ils les ont
exaltées.
En laissant venir cette vérité jusqu'à nous, nous devons considérer
le printemps et l'automne: ce n'est pas qu'au printemps et à
l'automne que les fleurs et les fruits existent; l'être-temps a
toujours des fleurs et des fruits. Chaque fleur et chaque fruit a
maintenu et a dépendu d'un moment du temps et chaque moment du temps
a maintenu et dépendu des fleurs et des fruits. C'est pour cette
raison que toutes les choses diverses ont des fleurs et des fruits:
les arbres ont tous des fleurs et des fruits; les arbres d'or,
d'argent, de cuivre, de fer, de corail, de crystal et ainsi de suite
ont tous des fleurs et des fruits; et les arbres de terre, de vent,
de feu, d'eau et d'espace ont tous des fleurs et des fruits. Les
fleurs sont présentes dans les arbres humains, les fleurs sont
présentes dans les fleurs humaines et les fleurs sont présentes dans
les arbres flétris. En telles circonstances, il y a les fleurs dans
l'espace [18] dont parle l'Honoré du monde.
Et pourtant, les personnes de peu de connaissance et de peu
d'expérience ne savent pas les couleurs, l'éclat, les pétales et les
fleurs des fleurs dans l'espace, et ils peuvent à peine entendre
même les mots "fleurs dans l'espace." Rappelez-vous, dans le
bouddhisme, on parle de fleurs dans l'espace. Dans le
non-bouddhisme, on ne connaît même pas, et on comprend encore moins,
les discours de fleurs dans l'espace. Seuls les bouddhas et les
patriarches connaissent l'éclosion et la chute des fleurs dans
l'espace et des fleurs sur le sol, seuls eux savent l'éclosion et la
chute des fleurs dans le monde et ainsi de suite; eux seuls savent
que les fleurs dans l'espace, les fleurs dans le monde, les fleurs
sur le sol et ainsi de suite, sont des sûtras. Telle est la norme
pour apprendre l'état de bouddha. C'est parce que les fleurs dans
l'espace sont le véhicule sur lequel voyagent les patriarches
bouddhistes que le monde bouddhique et tous les enseignements des
bouddhas ne sont que des fleurs dans l'espace.
[26] Néanmoins,
lorsque le commun et le stupide entend les paroles du Tathâgata
à l'effet que "ce que voient
des yeux voilés, c'est des fleurs dans l'espace," il
s'imagine que les "yeux
voilés" signifie les yeux dérangés des êtres
ordinaires. Ils imaginent que des yeux malades, parce qu'ils
sont dérangés, perçoivent les fleurs
dans l'espace dans un vide pur. Comme [les gens
stupides] s'attachent à cette théorie, ils en ont conclu que le
triple monde, les six états, l'existence de la nature-de-bouddha
et la non-existence de la nature-de-bouddha, tout ça n'existe
pas, mais qu'on les voit exister de façon illusoire. Ils
considèrent dans leur excitation que si nous pouvions mettre un
terme à cette offuscation des yeux causée par l'illusion, nous
ne verrions pas cette floraison dans l'espace, et c'est pourquoi
nous disons que l'espace est
à l'origine sans fleurs. Quel dommage que ces gens ne
connaissent pas le temps de, le commencement de, et la fin des
fleurs dans l'espace dont parle le Tathâgata. L'homme ordinaire
et les non-bouddhistes ne voient jamais la vérité que disent les
bouddhas des yeux voilés et des fleurs dans l'espace. En
pratiquant cette fleur d'espace [19], les bouddhas-tathâgatas
reçoivent les robes, la chaire [de prédication] et la chambre [du
maître], et ils atteignent la vérité et obtiennent l'effet. Cueillir
une fleur et cligner de l'oeil sont tout l'Univers, qui est réalisé
par les yeux voilés et les fleurs dans l'espace.
Le trésor de l'oeil-du-Dharma-correct
et l'esprit fin du nirvâna, qui ont été authentiquement transmis
jusqu'à nos jours sans interruption, sont appelés yeux voilés et
fleurs dans l'espace. La bodhi, le nirvâna, le corps de Dharma,
le soi et ainsi de suite, sont deux ou trois des cinq pétales
ouverts par une fleur dans l'espace.
[29]
Le Bouddha Çâkyamuni dit:
C'est
comme quelqu'un qui a les yeux voilés
Et qui voit des fleurs dans l'espace;
Si on guérit la maladie des yeux voilés,
Les fleurs se dissipent dans l'espace.[20]
Aucun spécialiste n'a clairement compris cette phrase.
Comme ils ne connaissent pas l'espace [21], ils ne
connaissent pas de fleurs dans l'espace. Comme ils ne
connaissent pas les fleurs dans l'espace, ils ne reconnaissent
pas quelqu'un qui a les yeux voilés, ne voient pas que quelqu'un
ait les yeux voilés, ne rencontrent personne qui ait les yeux
voilés et ne deviennent pas une personne aux yeux voilés. En
rencontrant une personne qui a les yeux voilés, nous devrions
reconnaître les fleurs dans l'espace et les voir. Quand nous les
avons vues, nous pouvons aussi voir les
fleurs se dissiper dans l'espace. L'idée qu'une fois
que les fleurs dans l'espace se dissipent, elles ne puissent en
aucun cas réapparaître est la vue et l'opinion du petit
véhicule. Au moment où on ne pouvait pas voir de fleurs dans
l'espace, qu'est-ce qui pouvait exister? En sachant seulement
que les fleurs dans l'espace peuvent devenir un objet dont il
faille se débarrasser, [les spécialistes] ne connaissent pas la
grande affaire qui s'ensuit des fleurs dans l'espace et ne
connaissent pas la germination, la maturation et le moment où on
se trouve libéré des fleurs dans l'espace. Parmi les
spécialistes d'aujourd'hui qui sont des hommes ordinaires, la
plupart pensent que l'endroit où l'énergie yang réside puisse
être l'espace, ou que l'endroit où le soleil, la lune et les
étoiles sont suspendues puisse être l'espace et croient donc,
par exemple, que les fleurs
dans l'espace pourraient décrire l'apparition de
formes colorées qui seraient comme des nuages flottant dans un
ciel clair et comme des fleurs volantes emportées à l'est, à
l'ouest, en haut et en bas par le vent. Ils ne savent pas que
les quatre éléments comme créateur et comme création, de même
que les dharmas réels [22] du monde objectif,
d'une part, et la réalisation originelle [23],
la nature originelle et ainsi de suite, d'autre part, soient
tous appelés des fleurs dans
l'espace. Qui plus est, ils ne savent pas que les
quatre éléments et ainsi de suite qui sont les agents de la
création existent à cause des dharmas réels, et ils ne savent
pas que le monde objectif demeure à sa place dans l'Univers à
cause des dharmas réels; ils voient seulement que les dharmas
réels existent à cause du monde objectif. Ils comprennent seulement que les
fleurs dans l'espace existent à cause de l'offuscation des yeux;
ils ne comprennent pas la vérité que l'offuscation des yeux est
causée en vertu des fleurs dans l'espace. Rappelez-vous: dans le
bouddhisme, une personne aux yeux voilés en est une à la
réalisation originelle, une personne de réalisation subtile, une
personne des bouddhas, une personne du triple monde et une
personne dans l'état ascendant de bouddha [24].
Ne voyez pas stupidement l'offuscation en tant qu'illusion,
n'allez pas apprendre que la réalité vraie existe ailleurs. Le
faire serait la conception étroite. Si l'offuscation et les
fleurs étaient illusion, ce qui s'attache à la vue erronée
qu'elles sont illusion, ainsi que l'attachement lui-même, tout
serait illusion. Si les deux [le sujet et l'objet] étaient
illusion, il n'existerait aucune possibilité d'établir la
vérité. N'y ayant aucune vérité à établir, [soutenir] que
l'offuscation et les fleurs sont illusion serait alors
impossible.
(Aller
à la seconde partie)
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Notes:
1- IKKE KAI GO YO, KEKKA JINEN JO, sont les
troisième et quatrième lignes d'un poème en quatre lignes de
maître Bodhidharma cité dans le
Keitoku Dento roku, chap. 3. IKKE: "une fleur", KAI
"ouvrir", GO "cinq", YO "pétale"; KEKKA "porter des fruits", peut
aussi se traduire par "effet," comme en français. On pourrait donc
lire la quatrième ligne comme suit: "La fructification se réalise
naturellement". [retour]
2- Ware moto
shido ni kitari, ho o tsutae meijo o sukuu. Ce sont la
première et la seconde lignes du poèmes de maître Bodhidharma. [retour]
3- JINEN JO. En tant
que composé de deux caractères chinois, JINEN signifie
"naturellement," mais dans son commentaire, maître Dôgen considère
leur sens séparément. JI, "soi", "auto-", NEN, "état," et JO,
"forme," "émerger," "faire ressortir". [retour]
4- En tant que nom,
JI signifie "soi." En tant qu'adverbe, il signifie "par lui-même,"
"spontanément" ou "naturellement." [retour]
5- KO signifie "soi",
et en usage normal, il n'apparaît que dans les composés -- le plus
couramment dans le composé JI KO, "soi." Cependant, maître Dögen
l'utilise ici indépendamment. Il dit JI wa
KO nari, litt.,
"le soi est lui-même." [retour]
6- SHITOKU MU-I
SHINJI, paroles de maître Rinzaï. Voir le Shinji
Shôbôgenzô, deuxième partie, no. 47.". [retour]
7- JI, voir note
4. [retour]
8- NEN signifie "tel
quel," "étant ainsi" ou "dans un état donné." Utilisé comme
suffixe, NEN fait de JI un adverbe, "naturellemen." On ne peut
normalement utiliser NEN en tant que nom, mais c'est ce que maître
Dôgen fait ici -- "l'état d'être ainsi". [retour]
9- CHOKO, "permission," "approbation" ou
"agrément," qui ici suggère le fait d'accepter les choses comme
elles sont.
[retour]
10- KEKKA, traduit,
dans le poème de maître Bodhidharma, par "effets."
Voir note no.
1. [retour]
11- UBARA est une
translittération du sanscrit utpala,
qui désigne la fleur du lotus bleu. [retour]
12- Les fleurs de
lotus bleu, qui fleurissent dans des bassins d'eau chaude au cours
de l'été, sont un symbole de la fraîcheur. Le feu symbolise la
chaleur. [retour]
13- Il s'agit ici du
second vers d'un pème en huit lignes de maître Dô-an Josatsu
(dates inconnues), un successeur de maître Kyuhô Dôgen. Il est
cité dans le Keitoku-dento-roku,
chap.29.. [retour]
14- KARI. RI
signifie 1) le derrière de quelque chose, ou 2) l'intérieur de
quelque chose et, par extension, l'emplacement concret de quelque
chose -- come dans SHARI, "cet endroit concret". [retour]
15- KISEKEN, litt.,
le "monde récipient." Traditionnellement, KISEKEN est opposé à
UJO-SEKEN, le "monde du sensible." [retour]
16- C'est ici maître
Prajñâtara, le maître de Bodhidharma, qui parle. [retour]
17- ZENSANSAN,
GOSANSAN suggèrent des faits concrets aléatoires par opposition
aux abstractions générales bien définies. [retour]
18- KOKUGE. KOKU suggère un espace
tridimensionnel concret. En faisant ici entrer cette expression,
maître Dôgen indique que l'expression KUGE, qui apparaît ) partir
d'ici, signifie des fleurs (c'est-à-dire des phénomènes réels dans
l'espace concret. [retour]
19- KUGE. En général, KUGE suggère des images, ou
des phénomènes et on l'a ainsi traduit au pluriel. Mais ici, il
est précédé par le caractère kono,
"ce -ci, et on le met donc au singulier. "La fleur
d'espace" ou "fleur de l'état de sûnyatâ" suggère le système
philosophique bouddhique. [retour]
20- Shuryogon-kyô (Çurangama
Sûtra),
vol. 4 . [retour]
21- KU. En tant que nom, Ku ou sora
signifie "le ciel" ou "l'espace." En tant qu'adjectif, il signifie
"nu", "vide" (kara, comme
dans karaté, "la main
vide"), ou "nul", "insensé," "sans signification" (muna[shii]).
En même temps, dans les sûtras bouddhiques, KU signifie parfois
"l'immatériel" par opposition à la matière, et il représente
parfois le sanscrit çûnyatâ, "vacuité";
c'est-à-dire, l'état de détachement dans lequel les choses sont
vues telles qu'elles sont. [retour]
22- SHOHO, "dharmas réels," signifie des choses
et des phénomènes --- pas seulement des objets de perception et
pas seulement des concepts subjectifs, mais des choses et des
phénomènes qui sont réalisés dans l'action ici et maintenant.. [retour]
23- HONGAKU. Dans l'école Tendaï, où était entré
maître Dôgen à l'âge de douze ans, il existe deux théories
contradictoires -- que les êtres humains ont dès l'origine la
nature-de-Bouddha, et que la nature-de-Bouddha peut être obtenue
grâce aux efforts de notre vie L'idée de réalisation originelle
provient de la première. [retour]
24- BUTSU KO JO NIN. un être humain dans l'état
ascendant de bouddha. [retour]
25- . [retour]
26- . [retour]
27- . [retour]
28- . [retour]
29- . [retour]
30- . [retour]
31- . [retour]
32- . [retour]
33- . [retour]
34- . [retour]
35- . [retour]
36- . [retour]
37- . [retour]
38- .
[retour]
39- . [retour]
40- [retour]
(Aller à la
seconde partie)
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