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Je remercie Mr Mitchell qui m'a aimablement autorisé à effectuer une version française de son travail. Pour la prononciation de la translitération Pinyin, reportez-vous à la Table des translitérations du Pinyin au Wade-Giles et au japonais |
L'identité de la Vacuité, de l'Ainsité et de la Nature-de-Bouddha
Presque toutes les conversations maître-élève et les kôans que rapporte la littérature chan entre les VII° et XIII° siècles peuvent être lues comme des représentations de l'une de ces trois doctrines mahayana fondamentales, exprimées en signes, symboles et métaphores. (En séparant l'enseignement bouddhiste primitif sur la non-existence inhérente du soi personnel, ce que la formulation madhyamika a plus tard appellé sunyam svabhavam, du concept mahayanique plus général de la vacuité de tous les phénomènes, on pourrait alors parler de quatre, plutôt que de trois doctrines philosophiques fondamentales qui s'articulent dans le discours chan.) Mais il existe également un postulat sous-jacent à l'effet que trois de ces positions sont identiques. Est implicite, dans la rhétorique du chan, l'idée que vacuité, ainsité et Nature de Bouddha, vues du point de vue de la vérité ultime ou absolue, non seulement sont inséparables, mais qu'elles constituent la même chose. C'est pourquoi le maître Zen s'efforce d'éveiller l'élève déconcerté en sautant inopinément d'une position à l'autre. Pour donner deux exemples de nos textes: dans le dialogue avec Dadian Baotong, Shitou corrige la fausse définition que Dadian donne de la vacuité, ("A l'origine, rien n'existe."), en montrant que si rien n'existait, le visage originel (la Nature de Bouddha) n'existerait pas non plus. Et lorsque Yaoshan dit à Yunyan que six, c'est un et que un, c'est six," il veut dire que si toutes choses sont vides, elles sont aussi caractérisées par l'ainsité (la non-dualité).
Toute la rhétorique chan peut être vue comme une interminable prolifération de signes qui pointent vers ce qui , dès l'origine, ne pourra jamais être signifié, de sorte que c'est pour cette même raison que de nouveaux signes sont constamment générés. [Cette prolifération de signes est appelée "supplémentarité" par le sémiologue Jacques Derrida: c'est à dire une compensation par la prolifération, de la part du signifiant, pour un signifié qui ne peut jamais être rendu présent. Un signifié cède la place à un autre, fonctionnant à son tour comme signifiant.] Mais une partie de la tension qui stimule ce processus continu d'articulation symbolique est l'oscillation entre les positions qui représentent la vacuité, l'ainsité et la Nautre de Bouddha. A cet égard, la fameuse histoire de l'éveil de Huineng, qui conduisit à sa reconnaissance en tant que Sixième Patriarche par Hongren, Cinquième Patriarche dans la lignée remontant jusqu'à Bodhidharma, est paradigmatique et se situe aux tous débuts de la littérature du Chan. Hongren demande à ses élèves d'écrire un poème exprimant son expérience de l'éveil. Shenxiu, considéré comme premier disciple du maître, écrit un poème qui exprime le tathagata-garbha ou théorie de la Nature de Bouddha, en employant la métaphore du miroir:
Le corps est l'arbre de l'Eveil
L'esprit ressemble à un clair miroir
De tout temps je m'efforce de le faire briller
Sans le laisser se couvrir de poussière.
Huineng répond cependant avec un poème composé du point de vue de la théorie de la vacuité:
Il n'y a jamais eu d'arbre de l'Eveil,
Guère plus que de clair miroir.
Depuis le début aucune chose n'existe;
Ou pourrait s'accrocher la poussière?
[Les deux poèmes étaient ici cités en anglais de la version d'Heinrich Dumoulin, A History of Zen Buddhism, p. 132. Mais les manuscrits de Dunhuang donnent une version différente des célèbres poèmes de Huineng: cf. Yampolsky, The Platform Sutra of the Sixth Patriarch , p. 132, note de bas de page #38.]
Typiquement, Hongren dit que la compréhension de Huineng n'est pas encore complète -- suggérant peut-être qu'il y aurait une position supérieure qui postulerait l'égalité des deux théories -- mais il confère néanmoins la robe de succession à Huineng. C'est comme si Hongren, face à la nécessité de choisir entre sunyata et tathagata-garbha, tenait le premier pour un enseignement supérieur, mais laissait ouverte la possibilité d'une position supérieure aux deux, exprimable seulement par le symbole et la métapnore et inaccessible par la pensée discursive. L'alternance entre ces deux positions, de pair avec la position ultérieure de l'ainsité*, et l'élaboration symbolique subséquente qui postule ou incorpore les deux ou toutes les trois comme substance de la réalité, inspirent la rhétorique chan à travers les six siècles suivants, ainsi que les écrits de Dôgen Zenji dans le Japon du XIII° siècle
*De nombreux textes de l'époque des premiers Tang parlent de la fusion de l'ainsité et de la Nature-de-Bouddha. Le manuscrit de Dunhuang intitulé Traité de Bodhidharma sur la Contemplation de l'Esprit, traduit par J.C. Cleary dans Zen Dawn, pp. 79-102, en est un bon exemple. On ignore quelle est l'origine de cet ouvrage, mais il pourrait avoir été composé au Jiangxi ou au Hunan du vivant de Shitou. Cependant, l'équation des absolus bouddhistes entre eux remonte très loin dans la tradition indienne, ainsi par exemple dans le Sûtra Srimaladevi (Le véritable rugissement de lion de la reine Srimala): "Honoré du monde, l'embryon de tathagata, c'est la connaissance qu'a l'Ainsi venu de la vacuité," traduit par Garma Chang; Un trésor de Sûtras du Mahayana, p. 378.
L'école Cao-Dong se caractérise par deux doctrines philosophiques que par ailleurs, on ne retrouve pas clairement dans les autres écoles du Chan de la fin des Tang et du début des Song. La première, l'enseignement ésotérique des Cinq Rangs, fut créée par Dongshan Liangjie et développée par Caoshan Benji. Sa popularité et son usage en tant qu'outil pédagogique semblent avoir énormément varié d'une génération à l'autre -- Dôgen Zenji ne semble pas en avoir été très marqué -- mais il est raisonnable de dire qu'elle a toujours au moins constitué un arrière-plan à travers toute l'histoire postérieure de l'école. En fait, les histoires chan de la période des Song concordent sur l'accent mis sur les Cinq Rangs de Dongshan en tant que technique spécifique de l'école, ce qui en soi excluait qu'elle disparaîsse complètement par la suite.
La seconde caractéristique de l'enseignement Cao-Dong, c'est à dire l'interaction ou "l'interpénétration mutuelle" de li et de shi, le principe et les phénomènes, est d'une pertinence particulière pour les débuts de l'école. On la trouve aussi dans les Entretiens de Mazu, ce qui indique que cet enseignement a probablement dû être utilisé dans l'école Hongzhou du VIII° siècle, qui descendait de Mazu. Il est aussi mentionné de manière explicite dans les Entretiens de Dongshan, et on peut le remarquer en tant que fondement ou stratégie sous-jacente de la formulation des Cinq Rangs, une systématisation de la manière dont le principe et les phénomènes s'intègrent et inter-agissent. Shitou Xiqian, à la quatrième génération avant Dongshan, insistait sur l'enseignement de li et de shi, et ceci, plus que tout autre facteur particulier, a conduit à penser à une préhistoire du Cao-Dong qui anticiperait la fondation de l'école elle-même au IX° siècle; que ses racines réelles s'étendraient jusqu'au milieu du siècle précédent; et que Shitou Xiqian devrait être requalifié non seulement en tant qu' "Ancêtre du Cao-Dong", mais aussi, à un degré ou à un autre, comme l'un des véritables fondateurs de l'école. Une autre circonstance qui conforterait cette position serait le fait que les deux poèmes doctrinaux majeurs des deux maîtres, c'est-à-dire l' Accord de la Différence et de l'Unité de Shitou et le Chant du Samadhi du Miroir-Joyau de Dongshan, aient été adoptés pour la récitation quotidienne, ce qui leur confère une sorte de canonisation liturgique dans le cadre des cérémonies dans les temples. Les deux poèmes ont beaucoup de choses en commun, et se complètent à merveille dans le contexte Cao-Dong. Ils ont été également tenus en haute considération par les autres écoles du Chan, et sont de toutes façons considérés parmi les chefs-d'oeuvre de la littérature bouddhique chinoise.
L'enseignement de l'interaction du principe et des phénomènes provient de l'école Huayan, l'une des écoles les plus remarquablement innovantes du Bouddhisme chinois, qui a émergé au VII° siècle, à l'époque de Huineng. L'école tient son nom du Huayan jing, l'Avatamsaka Sûtra, ou Sûtra de l'Ornementation fleurie. Parmi les sûtras mahayaniques, l'Avatamsaka est absolument unique. C'est un ouvrage énorme, qui est en fait une collection d'écrits distincts combinés tard au III° ou tôt au IV° siècles dnE, probablement en Asie centrale, dans les royaumes du désert oubliés, situés au lointain sud-ouest de ce qui est aujourd'hui la Chine. Le sûtra offre une panoramique de la cosmologie bouddhique mahayanique, qui place le Bouddha au centre d'un univers rempli de mondes et de systèmes de mondes innombrables, entouré d'une assemblée de bouddhas et de bodhisattvas qui sont dotés de toutes les variétés de pouvoirs télépathiques extraordinaires, plongés dans le ravissement et totalement absorbés dans la radiance pénétrante et flamboyante du samadhi du Bouddha. En plus de cette vision paradisiaque bouddhique, la section finale du sûtra raconte l'histoire du jeune Sudhana qui s'embarque dans un long pélerinage pour recevoir les enseignements de cinquante conseillers différents et sert ainsi de modèle pour tous ceux qui sont en quête sur la voie du bodhisattva.
L'Avatamsaka Sûtra n'est pas seulement l'ouvrage visionnaire le plus grandiose de l'histoire du Bouddhisme Mahayana, il est certainement l'un des chefs-d'oeuvre les plus imaginatifs et inspirés de toute la littérature religieuse de tous côtés. Au plan philosophique, il unifie les enseignements mahayaniques de vacuité, d'ainsité et de Nature-de-Bouddha, et de ce fait, indique l'avenir du Chan. Il identifie également l'esprit humain à l'univers physique, qui est aussi considéré comme étant identique avec le Bouddha. En fait, le Bouddha, l'esprit, les êtres sensibles, et les phénomènes ne sont qu'une seule et même chose. Vu du point de vue de la vérité ultime de non-dualité, la conception traditionnelle de la co-production conditionnée en tire soudain un sens positif, vu que l'ignorance est aussi l'Eveil. Le sûtra est également plein d'un symbolisme qui exprime l'interdépendance et l'interaction universelles, l'identité des opposés et l'unité dans la différence, tous thèmes coïncidant dans une mesure considérable avec les idées philosophiques pré-bouddhistes originaires de Chine. Traduit en chinois par Buddhabhadra vers 420 dnE, l'Avatamsaka Sûtra a instantanément focalisé l'intérêt des pratiquants du Bouddhisme et des savants tout ensemble, de même qu'il continue de fasciner encore aujourd'hui. Vers le milieu du VII° siècle, son étude donna lieu à la naissance de l'école Huayan, dont les fondateurs tentèrent d'expliquer de façon systématique une série d'idée philosophiques qu'ils percevaient dans ce sûtra. Ces idées suscitèrent un intérêt très large dans toutes les écoles bouddhistes chinoises contemporaines, en particulier dans les écoles chan qui émergeaient alors. Que le Chan et le Huayan prennent des directions aussi compatibles peut être démontré par la carrière du Cinquième Patriarche Kueifeng Zongmi (780-841), qui fut aussi reconnu comme maître par l'école de Chan fondée par Shenhui et connue comme école Hoze (appelée kataku en japonais). Zongmi est une figure importante de son époque à plusieurs titres, et il est assez évident qu'il doit avoir considéré la pratique chan comme une conséquence appropriée des idées Huayan, dérivées à leur tour de l'Avatamsaka.
L'enseignement de l'identité et de la pénétration mutuelle du principe et des phénomènes, crucial dans l'établissement de l'école Cao-Dong, fut de toute évidence formulé en premier lieu par Tuxun (557-640), qu'on en vint à considérer pour le vrai fondateur de l'école Huayan. Le premier traité Huayan attribué sans certitudes à Tuxun et intitulé Fajie kuan men (Réflexions sur le domaine du Dharma) explique la relation entre li (principe) et shi (phénomènes), et les divers modes d'interpénétration des deux. Parce que le principe, signifiant les vérités générales ou les principes qui gouvernent la réalité phénoménale, interagit avec les phénomènes "sans obstruction mutuelle" (wu ai), autant le principe que les phénomènes peuvent entrer dans ou se compénétrer; pour inclure, incorporer et fusionner les uns les autres, sans jamais perdre chacun son identité respective. Cette conception reçoit une élaboration ultérieure dans les écrits de Fazang (643-712), qui fait mention de l'enseignement dans l'introduction de son commentaire sur l'Eveil de la Foi dans le Mahayana. Fazang fut plus tard reconnu comme le Troisième Patriarche de l'école Huayan, après qu'il eût développé la comparaison du "Lion d'Or", qui fut instantanément populaire. La statue du lion représente son existence phénoménale, mais l'or dont il est fait est son principe qui est en lui-même sans forme, mais pour cette raison peut adopter toute forme requise. Parce que toutes les parties du lion sont en or, le principe est nécesssairement présent dans chacune de ses parties: le tout est identique à ses parties, et vice-versa. En conséquence, tout phénomène manifeste un principe, et ce principe un accomplit son expression dans le monde des phénomènes. Si, en termes bouddhiques, nous posons l'équivalence du principe avec la vacuité, qui est bien sûr LA qualité qui caractérise tous les phénomènes, donc la vacuité est la forme et la forme est la vacuité. La vacuité est pour cette raison la "source spirituelle" (Shitou Xiqian) de l'existence phénoménale. Cette source spirituelle est également identifiée, dans la tradition Huayan, non seulement avec le Dharmadhatu, le véritable "domaine du Dharma", qui imprègne toutes choses de façon invisible, mais aussi avec le tathagata-gharba, vu comme le corps et l'esprit unique du Bouddha. Tout comme les théories de la vacuité, de l'ainsité et de la Nature-de-Bouddha sont unifiées dans la pensée Huayan, elles sont continuellement intégrées dans le langage du signe et du symbole qu'emploient les grands maîtres du Chan.
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