Shôbôgenzô Bendôwa quatrième partie
(Retour à la troisième partie)
Selon cette vue non-bouddhiste [celle
de Senika], il y a une intelligence spirituelle au sein de notre
corps. Selon les conditions, cette intelligence peut distinguer
entre ce qui est plaisant et ce qui est déplaisant, ainsi
qu'entre le bien et le mal, elle peut connaître la douleur et
l'irritation et connaître la souffrance et le plaisir -- toutes
[ces choses] étant des attributs de l'intelligence spirituelle.
Quand ce corps meurt, cependant, l'esprit se dépouille de la
peau et renaît de l'autre côté; donc, tout en paraissant mourir
ici, il continue à vivre là. C'est pourquoi on le dit immortel
et éternel. Les vues de ce non-bouddhiste sont comme cela. Mais
si nous apprenons ces vues comme étant le Dharma du Bouddha,
nous sommes encore plus sots que la personne qui se saisit d'une
tuile ou d'un galet en croyant que c'est un trésor en or;
l'illusion serait trop honteuse en comparaison. Le maître
national Echu
[80] de la grande Chine des Tang a fortement
mis en garde contre [une telle façon de penser]. Si nous disions
que cette fausse vue présente à l'effet que l'esprit
est éternel mais la forme périt est égale au splendide
Dharma des bouddhas, en croyant avoir échappé à la vie et à la
mort alors que nous faisons la promotion de la cause originelle
de la vie et de la mort, ne serions-nous pas stupides? Ce serait
bien lamentable. Sachant que cette [vue fausse] n'est que la vue
fausse des non-bouddhistes, nous ne devons laisser nos oreilles
la toucher. Néanmoins, je ne puis m'empêcher de vouloir vous
sauver de cette vue fausse et ce n'est que compassion [de ma
part] maintenant [d'essayer]. Rappelez-vous donc, dans le
bouddha-Dharma, parce que le corps et l'esprit sont à l'origine
une seule réalité, de dire que l'essence et la forme ne sont pas
deux a été compris de même dans les Paradis occidentaux et dans
les Terres orientales, et nous ne devrions jamais oser aller à
l'encontre. De plus, dans les lignées qui parlent de l'existence
éternelle, les myriades de dharmas sont tous existence
éternelle: le corps et l'esprit ne sont pas divisés [81].
Et dans les lignées qui parlent de l'extinction, tous les
dharmas sont extinction: l'essence et la forme ne sont pas
séparées [82]. Comment pourrions-nous dire,
au contraire, que le corps est mortel mais que l'esprit est
éternel? Est-ce que ça n'enfreint pas la raison juste? Qui plus
est, il nous faut réaliser que vivre-et-mourir ne sont que le
nirvâna [83]; [les bouddhistes] n'ont jamais
parlé du nirvâna en dehors du vivre-et-mourir.
Qui
plus
est, même en imaginant à tort la compréhension erronée que l'esprit devient éternel en se
libérant du corps, soit la même chose que la sagesse
du Bouddha qui est exempte de vie et de mort, l'esprit qui est
conscient de cette compréhension apparaît et disparaît toujours
à chaque instant et de ce fait, il n'est donc pas du tout
éternel. En ce cas, [cette compréhension] n'est-elle pas sans
fondement? Il nous faut goûter et réfléchir. Le principe qui
veut que le corps et l'esprit soient une seule réalité est
constamment affirmé par le Bouddha-Dharma. Alors, comment
pourrait-il se faire, au contraire, qu'alors que ce corps
apparaît et disparaît, l'esprit quitterait le corps
indépendamment et n'apparaitrait ni ne disparaitrait? S'il est
un temps où [le corps et l'esprit] ne font qu'une réalité, et un
autre temps où ils ne font pas qu'une réalité, il s'ensuit
naturellement que la prédication du Bouddha était fausse. Qui
plus est, si nous pensons que vie et mort sont des choses
dont on doive se débarrasser, nous commettons le péché de haïr
le Bouddha-Dharma. Comment ne pas mettre en garde contre cela?
Rappelez-vous, la lignée du Dharma qui [soutient que] dans
le
Bouddha-Dharma l'état d'esprit essentiel inclut
universellement toutes les formes, décrit l'ensemble
du grand monde du Dharma de façon inclusive, sans séparer
l'essence de la forme et sans discuter l'apparition et la
disparition. Il n'y a pas [d'état] -- pas même la bodhi ou le
nirvâna -- qui soit différent de l'état d'esprit essentiel. Tous
les dharmas, les myriades de phénomènes et de choses accumulées,
ne sont dans leur totalité que l'esprit unique, sans exclusion
ni désunion. Toutes ces différentes lignées du Dharma
soutiennent que [les myriades de choses et de phénomènes] sont
l'esprit égal et équilibré, outre lequel il n'est rien; et
c'est juste ainsi que les bouddhistes ont compris l'essence de
l'esprit. Cela étant, comment pourrions-nous séparer cette
réalité unique entre le corps et l'esprit, ou entre la
vie-et-mort et le nirvâna? Nous sommes déjà les disciples du
Bouddha. Ne touchons pas de nos oreilles ces bruits qui
proviennent de la langue de fous qui expriment des vues
non-bouddhistes.
[51] [Quelqu'un]
demande: "Une personne qui se consacre à ce zazen doit-elle toujours
adhérer sans faute aux préceptes?"
Je dis: Garder les préceptes et la pure conduite [84],
sont la norme des lignées zen et l'habitude des patriarches
bouddhistes. [Mais] ceux qui n'ont pas encore reçu les préceptes, ou
qui les ont enfreint, ne sont pas sans [prendre] leur part [du
bénéfice de zazen].
Quelqu'un demande: "N'y a-t-il rien pour empêcher une personne qui
pratique ce zazen d'avoir aussi des pratiques de récitation de
mantras et de réflexion tranquille?" [85],
Je dis: Quand j'étais en Chine, j'ai entendu l'essence
véritable des enseignements de [la bouche d'un] vrai maître; il
disait qu'il n'avait jamais entendu dire d'aucun des patriarches qui
eussent reçu l'authentique transmission du sceau du Bouddha, qu'ils
avaient jamais eu ces pratiques en plus, que ce soit dans les
Paradis occidentaux ou dans les Terres orientales, dans le passé ou
à présent. Il est sûr qu'à moins de nous consacrer à une seule
chose, nous n'atteindrons pas la sagesse complète.
[52]
[Quelqu'un] demande: "Faut-il
que
les laïcs entreprennent eux aussi cette pratique, ou n'est-elle que
le fait de gens qui ont quitté la maison?"
Je dis: On a
entendu un maître ancestral dire que, par rapport à l'entendement du
Bouddha-Dharma, nous ne devons pas choisir entre hommes et femmes,
de haute ou de basse condition.
[Quelqu'un]
demande:
"Les gens qui ont quitté la maison sont libérés de tout
engagement sur le champ, ils n'ont donc aucun obstacle pour
pratiquer zazen et poursuivre la vérité. Comment une personne
laïque affairée peut être se consacrer à l'entraînement et être
une avec l'état non-intentionnel de la vérité bouddhique?"
Je dis: En général, le patriarche bouddhiste
[86], empli de pitié, a laissé ouverte
une porte grande et large à la compassion pour que tous les êtres
vivants puissent faire l'expérience et entrer [dans l'état de
vérité]; quel être humain ou quel dieu ne voudrait y entrer? c'est
ainsi que, lorsque nous examinons le passé et le présent, on y
trouve de nombreuses confirmations de cela [ces expériences et ces
entrées]. Par exemple, Daiso [87] et Junso [88] furent, en
tant qu'empereurs, très occupés des affaires de l'Etat. [mais] ils
poursuivirent la vérité en s'asseyant en zazen et réalisèrent la
grande vérité du patriarche bouddhiste. Les ministres Li et Bo,
faisant office de lieutenants [de l'empereur], furent tous deux les
bras et les jambes de la nation toute entière, [mais] ils poursuivirent la vérité en s'asseyant
en zazen et réalisèrent la grande vérité du patriarche bouddhiste.
Cette [pratique-et-expérience] ne repose que sur la présence ou
l'absence de volonté; elle n'a pas de rapport au fait que le corps
reste à la maison ou la quitte. Qui plus est, toute personne qui
discerne profondément la supériorité ou l'infériorité des choses
aura naturellement la foi. Et encore, ceux qui pensent que les
affaires du monde gênent le Bouddha-Dharma savent seulement qu'il
n'est pas de Bouddha-Dharma dans le monde; ils ne savent pas qu'il
n'y a pas de dharmas mondains dans l'état de bouddha. Récemment,
dans cette grande [Chine des] Song, il y eut [un homme] du nom de
Hyo qui était ministre, officiel de haut rang accompli dans la
vérité du Patriarche. Dans ses dernières années, il composa un poème
dans lequel il s'exprima comme suit:
Quand
les affaires de l'Etat le permettent, j'aime m'asseoir en zazen.
Rarement mon flanc a touché un lit quand je dormais.
Quoique je sois désormais Premier Ministre,
Ma réputation de pratiquant confirmé a franchi les trois mers.
C'était
là
quelqu'un à qui les devoirs de l'Etat ne laissaient aucun loisir mais qui,
parce que cette envie de la vérité du Bouddha était profonde, put
atteindre à la vérité. Nous devrions réfléchir à nous-mêmes, [en
comparaison] avec lui, et réfléchir au présent [en comparaison] à cette
époque. Dans le grand royaume des Song, la présente génération de rois et
de ministres, d'officiers et de gens du commun, d'hommes et de femmes,
applique toute entière son esprit à la vérité du Patriarche, sans
exception. Les militaires comme les lettrés sont tous résolus à pratiquer
le [za]zen et à apprendre la vérité. Ceux qui s'y résolvent clarifieront
indubitablement, dans de nombreux cas, l'état mental. C'est ainsi qu'on
peut naturellement en inférer que les affaires mondaines ne gênent pas le
Bouddha-Dharma. Lorsque le véritable Bouddha-Dharma se répand dans un
pays, les bouddhas et les dieux gardent sans cesse [cette nation], et le
règne est donc paisible. Lorsque le règne impérial est paisible, le
Bouddha-Dharma vient tout seul. Qui plus est, lorsque Çâkyamuni était au
monde, [même] des gens aux lourdes fautes et aux idées erronées purent
obtenir la vérité, et dans les ordres des maîtres ancestraux, [même] des
chasseurs et de vieux bûcherons entrèrent dans l'état de la réalisation,
pour ne rien dire des autres gens
. Nous
n'avons qu'à étudier l'enseignement et l'état de vérité d'un
véritable enseignant.
[56]
[Quelqu'un] demande: "Même dans l'actuel monde corrompu de cette
dernière époque [89],
est-il encore possible de réaliser l'état d'expérience réelle
lorsque nous faisons cette pratique?"
Je dis: Les philosophes se sont occupés de ces concepts et de ces
formes, mais dans le véritable enseignement du Grand Véhicule, sans
faire la différence entre "correct," "imitatif" et "dernier"
Dharma, nous disons que tous ceux qui pratiquent atteignent l'état
de vérité. De plus, dans ce Dharma correct directement transmis, en
pénétrant le Dharma tout comme en mettant le corps dehors, nous
recevons et utilisons le trésor de nous-mêmes. Ceux qui pratiquent
peuvent naturellement savoir s'ils ont eu l'état d'expérience réelle
ou pas, tout comme les gens qui se servent d'eau peuvent dire par
eux-mêmes si elle est froide ou chaude.
[57]
[Quelqu'un]
demande: "Il est dit que, dans le Bouddha-Dharma, une fois que nous
avons compris clairement le principe que l'esprit ici et maintenant
est bouddha, même si notre bouche ne récite pas les sûtras et
que notre corps ne pratique pas la voie du Bouddha, nous ne manquons
en rien dans le Bouddha-Dharma. De juste savoir que le
Bouddha-Dharma réside en chacun de nous dès l'origine est le tout de
l'obtention de la vérité. Il n'est nul besoin de chercher quoi que
ce soit d'autre d'autres personnes Bien moins encore devrions-nous
nous soucier de poursuivre la vérité en zazen?"
Je dis: Ces paroles sont extrêmement sujettes à caution. S'il en
était comme vous le dites, comment est-ce que quiconque
d'intelligent pourrait manquer à comprendre ce principe, une fois
qu'il leur aurait été expliqué? Rappelez-vous, nous n'apprenons le
Bouddha-Dharma que lorsque nous abandonnons nos idées de sujet et
d'objet. Si le fait de savoir que "nous-mêmes ne sommes que
bouddha" pouvait être appelé l'obtention de la vérité, Çâkyamuni ne
se serait pas donné la peine d'enseigner l'éthique, par le passé.
J'aimerais maintenant prouver ceci grâce aux critères subtils des
anciens patriarches:
(Aller
à la cinquième partie)
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Notes:
80- Maître Nanyô Echu (675?-775), successeur de
maître Daikan Eno. "Maître national" fut son titre en tant
qu'enseignant de l'empereur. [retour]
81- Par exemple, l'école Sarvâsti-vâda, rendue en
chinois par SETSU-ISSAI-U-BU, ou "Ecole qui prêche l'existence de
toutes choses", soutenait que les dharmas ont une existence réelle
dans le passé, le présent et le futur. Cette école fut florissante
en Inde pendant plusieurs siècles et fut très largement étudiée en
Chine et au Japon. [retour]
82- "Extinction" est ici JAKUMETSU, parfois
utilisé pour traduire le sanscrit nirvâna,
mais qui est ici opposé à JOJU, "existence éternelle". Ainsi, les
"lignées qui parlent de l'extinction" correspondent en gros à
l'école Sûnyatâ, ou KUMON, c'est-à-dire l'école qui insistait sur
les enseignements de sûnyatâ,
qui nient qu'il puisse y avoir une existence statique. [retour]
83 Le mot sanscrit nirvâna
signifie littéralement l'extinction d'une flamme. - [retour]
84- JIKAI-BONGYO. BONGYO représente le sanscrit brâhmacarya. GYOJI, LITT.,
"conduite et maintien" ou "pratique et continuation" est aussi le
titre d'un autre chapître du Shôbôgenzô. [retour]
85- SHINGON-SHIKAN no
GYO. SHINGON, litt., "vérité-mot," signifie mantra.
L'usage de mantras est caractéristiques du bouddhisme
ésotérique de l'école Shingon. SHIKAN, litt., "cesser et
réfléchir," représente les mots sanscrits samatha
(calme) et vipasyanâ (pénétration,
réflexion),
est une pratique de l'école Tendai: la méthode de pratique est
presque la même que zazen tel que l'explique maître Dôgen, mais
dans l'école Tendai, la pratique n'est pas considérée comme
suffisante par elle-même. [retour]
86- BUSSO, traduit
par "patriarches bouddhistes" fait référence aux nombreux
patriarches bouddhistes en généra; traduit par "le Patriarche
bouddhiste," il fait généralement référence au Bouddha lui-même ou
bien à maître Bodhidharma. [retour]
87- DAISO, empereur
de la dynastie Tang, a régné de 763 à 779, et fut l'élève de
maître Nanyo Echu.. [retour]
88- JUNSO,
autre empereur Tang, régna de 805 à 806.. [retour]
89- MATSUDAI. MATSU est une abbréviation pour MAPPO, le
"dernier Dharma." Les années qui suivirent la mort du Bouddha furent
divisées en trois périodes: SHOBO, le "Dharma correct," correspondant
aux 500 premières années durant lesquelles florirait le Dharma. ZOHO, le
"Dharma imitatif," correspond aux mille ans suivants, durant lesquels le
Dharma commencerait à perdre de sa vigueur. MAPPO, le "dernier Dharma,"
correspond aux dix-mille ans suivants durant lesquels le Dharma
dégénère.. [retour]
(Aller
à la cinquième partie)
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